21 septembre 2014

Philip Kindred D.


« Je ne veux pas vous rendre malheureux en racontant la souffrance en détail, mais il y a une différence entre la souffrance et la narration de la souffrance. Je vous parle de ce qui est arrivé. Si le fait de savoir entraîne une souffrance indirecte, celui de ne pas savoir représente un authentique danger, un risque colossal. »
Philip K. Dick, La Transmigration de Timothy Archer



Voici quelques notes de lectures sur Philip K. Dick (1928-1982), romancier américain à l'œuvre aussi foisonnante que fascinante. Ses univers troubles et paranoïaques ont très tôt envahi sa prose, mais j'ai toujours trouvé que son écriture avait franchi un nouveau palier dans les dernières années de sa production — plus précisément à partir du magistral A scanner darkly (Substance mort, 1977) — atteignant alors de véritables sommets de littérature...




Counter-clock World (À Rebrousse-temps), 1967

Du pur Dick (saurait-il en être autrement ?), avec un protagoniste bien pathétique, de plus en plus accablé et qui ne cesse de multiplier les mauvais choix. L'arrière-plan du récit est sacrément tordu : dans un futur proche, pour une raison mystérieuse, le temps s'est soudainement inversé. Littéralement. On vit donc complètement à l'envers, et Dick s'amuse à imaginer toutes les conséquences d'un tel postulat, des plus triviales aux plus métaphysiques. Les morts s'éveillent et rajeunissent jusqu'à réintégrer la matrice de leur génitrice. On dégurgite ses aliments qu'on range ensuite dans son frigo en attendant d'aller les déposer dans les rayons de son supermarché. On reconstitue des cigarettes en insufflant de la fumée dans des mégots. 

Le texte et les situations sont souvent pleins d'ironie mais derrière l'argument SF et l'intrigue de thriller, Dick parle complètement de son époque, socialement bien troublée (émeutes de Watts, assassinat de Malcom X). 
Et c'est finalement le désespoir qui l'emporte et qui achève de donner un poids inattendu à cette histoire en apparence si légère. Une excellente surprise.




Do androids dream of electric sheep ? (Blade runner), 1968

Nous voilà encore dans l'âge d'or de l'œuvre dickienne et c'est peu de dire qu'on trouvera de nombreux échos entre ce roman et d'autres de la même période. L'humour si particulier de l'auteur, oscillant souvent entre noir et jaune, est bien présent avec sa satire d'un mode de vie futuriste qui ressemble bizarrement au nôtre, où des couples programment leur état d'esprit sur un ordinateur et ne jurent que par le programme phare de la télévision. On retrouve également le goût du romancier pour le mysticisme réinventé. L'action s'étale sur à peine plus de 24h, renforçant l'impression de tension et de folie contagieuse. 

L'histoire proprement dite, avec ce chasseur d'androïdes bien paumé qu'est Rick Deckard, est passionnante et délirante, au point de faire plus d'une fois perdre la raison au lecteur, jusqu'à un final étonnant qui laisse poindre une mélancolie que l'on n'attendait pas. Même si elle partage la question centrale de l'identité, l'adaptation cinéma de Ridley Scott a radicalement épuré le roman, tant dans ses péripéties que dans ses thématiques, pour aboutir à une toute autre expérience de spectateur.




Deus irae (avec Roger Zelazny), 1976
La collaboration entre Dick et Zelazny s'est étalée sur une dizaine d'année, mais il apparaît au final que ce dernier a laissé les coudées franches à son collègue californien. Et il est clair que la patte de l'auteur d'A maze of death (Au bout du labyrinthe, 1970) est bien ici tout à fait palpable. L'intrigue, vraiment très farfelue, demande à nouveau l'acceptation d'une logique à part. Elle prend place dans un monde post-apocalyptique où de nombreux êtres ont muté de façon improbable, et où de nouvelles religions ont été adoptées. Afin de réaliser une fresque dans une église, un homme-tronc part en pèlerinage à la recherche du Dieu de colère, un homme déifié qui serait directement à l'origine du cataclysme nucléaire.

S'ensuivent une série de péripéties marquées du sceau de la bizarrerie et de rencontres parfois très drôles, notamment avec des machines déglinguées au discours absurde qui rappellent les meilleurs moments d'Ubik (1969). Certains passages sont très poétiques, comme autant de trouvailles qui prennent parfois agréablement le pas sur l'intrigue. Un bouquin qui se révèle assez inclassable et qui distille un charme certain par ce sentiment de liberté qui semble avoir présidé à son écriture.




Valis (Siva), 1980

Rien de moins que le chef-d'œuvre de Dick, le bout du chemin auquel menaient tous ses livres antérieurs. J'avais déjà adoré, et même été bouleversé par Radio libre Albemuth, publication posthume pourtant parfaitement aboutie, en réalité texte rejeté qui, remanié en profondeur aboutit à Siva. De ce dernier ouvrage, je me rends compte qu'il décourage l'envie de commentaire. J'attendais depuis longtemps de m'y frotter, et j'y ai trouvé mon compte au-delà de mes espérances. On est ici face à l'aboutissement des obsessions de l'auteur, dissimulant à peine derrière le voile de la fiction les éléments autobiographiques qui la composent. En gros, Dick digère avec ce livre les expériences mystiques qu'il a vécues dans la deuxième moitié des 70's — et sur lesquelles il ne cessa plus de s'interroger — mais aussi tout ce qu'a été le roman de sa vie, ses amours, ses espoirs et ses peurs. 

Ce jeu de dupes avec la réalité est d'autant plus troublant et vertigineux que Dick travaille à fond la schizophrénie d'un narrateur qui nous est présenté comme étant lui-même Philip K. Dick, auteur de SF. Le texte est ainsi constamment menacé par la folie, mais l'auteur n'oublie jamais qu'il compose de la matière littéraire. Il fait ainsi preuve d'une lucidité et d'une capacité d'autodérision salutaires, rendant l'ensemble profondément humain et vrai. C'est un livre qui gagne à n'être approché que si l'on est un tant soit peu familier avec l'œuvre du romancier et même avec sa biographie.* Mieux vaut également cultiver un intérêt au moins relatif pour l'ésotérisme, au risque d'être vite largué. Traduction remarquable de Robert Louit.




The Transmigration of Timothy Archer (La Transmigration de Timothy Archer), 1982

Fabuleux. Dernier roman de l'auteur, publication posthume, prolongement de ces mêmes préoccupations qui imprègnent son œuvre depuis le milieu des 70's : ses expériences mystiques, sa paranoïa, la microsociété californienne qui gravitait autour de lui. Il y est notamment question d'un Christ dealer de champignons dont la philosophie se trouverait déjà contenue dans des documents qui lui sont antérieurs de deux siècles. Comme dans Siva, Dick sait parfaitement aborder un sujet aussi apparemment loufoque avec lucidité et intelligence, sans se prendre plus que nécessaire au sérieux. Le texte est bourré de références culturelles, tant philosophiques que religieuses, littéraires et musicales, sans jamais que cela n'interfère avec la compréhension du récit. En comparaison, Siva comportait davantage de digressions. 

Se révèle alors l'histoire très émouvante de quelques personnages, de leurs sentiments, de l'amour qu'ils se portent et de la mort qui les sépare, le tout raconté avec la sensibilité et le talent à l'œuvre dans ces romans de la dernière période qui composent ce que l'on a coutume d'appeler La Trilogie divine. La grande nouveauté ici, c'est que le narrateur est une femme, dont Dick trace un portrait complexe et attachant. 
Au regard de cet énième roman, il m'apparaît presque abusif de voir tous les derniers bouquins de Dick édités par principe sous des couvertures de collections SF, tant on est loin ici d'une catégorisation aussi restrictive (et je pourrais citer un paquet d'autres titres également desservis par cette étiquette). La Transmigration de Timothy Archer, c'est tout simplement un grand et beau roman.





* Et c'est l'occasion pour moi de recommander la lecture de la biographie ultime de Phil Dick : Invasions divines, par Lawrence Sutin (Folio SF). Passionnant, documenté, et s'autorisant une juste analyse critique de l'œuvre, c'est un complément tout simplement indispensable. De même le portrait formidablement pertinent d'un auteur qui va se mettre en marge du monde, tel que livré par Emmanuel Carrère dans son Je suis vivant et vous êtes morts.

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