11 avril 2015

Monsieur Ferré (1916-1993)

« Le génie est une révolte qui a créé sa propre mesure. »
Albert Camus, L'Homme révolté

 

Je me garderai bien d'employer des expressions galvaudées, mais ce qui est sûr c'est que je considère ce (méta-)mec comme un génie et je croule sous le respect. Son œuvre est immense et portée par une ambition folle qui s'est affirmée au fil de sa carrière. La poésie de ses textes, la fièvre de ses interprétations, la richesse de ses orchestrations en font un artiste absolument hors-norme.

Sa carrière démarre bien sûr de façon plus modeste. Il galère en peu avec des tours de chant dans des cabarets plus ou moins miteux de la capitale et grave ses premiers enregistrements pour le label Odéon, au début des années 50. Entre chansons-sketches et ballades romantiques, certains titres sont assez attachants et surtout imposent une voix qui détonne pas mal par son ironie ou ses accents lyriques (Judas, Monsieur William, L'Amour, ou l'émouvante nostalgie de Mon Sébasto). Les arrangements, signés par d'autres, sont assez sobres, un peu jazzy.

Il est ensuite pris sous contrat chez Barclay, et c'est dans ce cadre qu'il va vraiment connaître le succès avec des disques de très haute tenue. Son écriture s'affine, il célèbre l'amour et les poètes (Verlaine, Rimbaud, Baudelaire) comme personne, avec sensualité et amertume, en même temps qu'il donne libre cours à sa veine anarchiste (Les Quat'cents coups). Sa première très grande réussite est à coup sûr l'album Léo Ferré chante Aragon, paru en 1961. L'Affiche rouge, Il n'aurait fallu, Je chante pour passer le temps sont aussi beaux que bouleversants. Il n'a toujours pas la responsabilité des arrangements ce qui le fait beaucoup souffrir, mais il faut bien dire que sur certains de ces titres les chœurs s'harmonisent merveilleusement avec les cordes.

Ferré atteint ensuite un véritable âge d'or dans la seconde moitié de la décennie. Ses textes parlent avec une justesse parfois déchirante de sentiments profonds, ce qui les rend d'autant plus touchants (La Mélancolie, Tu sors souvent la mer, La Mort, C'est un air, Vingt ans). L'écoute en devient presque difficile à partager tellement on a parfois l'impression qu'il s'adresse à nous seul, rapport précieux et fragile qu'on aimerait exclusif. Le poète sait parler d'amour, sans doute parce qu'il a su l'éprouver jusqu'à l'abîme.

1969, c'est l'année du carton. La chanson C'est extra, d'un érotisme plus que troublant, est sur toutes les ondes. Ferré y révèle un intérêt inattendu pour la pop à la Moody Blues ou Procol Harum. L'année suivante il gravera un classique instantané, bien qu'assez vite encombrant à son goût : Avec le temps. Deux CDs de cette période sont particulièrement recommandables : les volumes 6 et 7 de l'anthologie Barclay. Les compositions de Léo deviennent de plus en plus aventureuses. La Mémoire et la mer est un pur bijou, longue litanie sur l'amour et la chair, d'une tristesse infinie, chantée d'une voix déchirante. Je ne crois pas connaître un compositeur-interprète faisant autant corps — littéralement — avec son œuvre. Disons qu'un Ferrat ou une Hardy me touchent, tandis qu'un Ferré m'impressionne. A partir de là, Ferré va de plus en plus exploser les format standards de la chanson. Ainsi Psaume 151 s'étale sur plus de 10 minutes, bien loin de ce que peuvent admettre les diffuseurs radio.

En 1971, Ferré s'acoquine avec Zoo, groupe français qui l'avait pas mal séduit. Ensemble ils publient La Solitude qui part clairement dans une direction rock aux accents parfois psychédéliques (orgue, guitare électrique, saxo) sans trop paraître daté, et c'est franchement sublime (rien que le morceau-titre). Barclay a enfin concédé à Ferré le droit de se charger lui-même des arrangements et de l'orchestration. Sa musique, disposant désormais d'une liberté totale va s'envoler dans les hautes sphères de la grâce. Cet événement s'incarne dans un disque pour moi essentiel : Il n'y a plus rien (1973). La chanson-titre est indescriptible, vaste pièce symphonique de presque 20 minutes aux circonvolutions démentes. Ferré avait déjà tenté l'expérience un peu plus tôt avec l'album ...Et basta ! où chaque face était constituée d'un seul morceau mais le résultat était moins convaincant. Sur Il n'y a plus rien, Ferré parle, chante, crie, éructe, enrage, s'attendrit, caresse ou fout des pains à l'auditeur. Une véritable expérience à écouter sans distraction. Et que dire de Ne chantez pas la mort sous influence mozartienne ? L'album suivant, L'Espoir, revient à des formats comparativement plus classiques mais toujours aussi subtilement orchestrés, aux accents espagnols fortement marqués (Manuel De Falla).


Le contrat signé avec Barclay arrivant à échéance, Ferré ne se le fait pas dire deux fois et s'installe à son compte. Là, on entre dans la troisième et dernière période de son œuvre, qui devient réellement sans équivalent. Jusqu'à sa mort en 1993, il va livrer régulièrement des disques tous plus magnifiques les uns que les autres, affranchis de toute contrainte. Ça force d'autant plus le respect qu'il sera incroyablement prolifique, accouchant non seulement d'un nombre considérable de nouvelles chansons mais revenant également sur des projets abandonnés, réenregistrant de vieux titres dont il n'était pas satisfait, avec un soin des arrangements incroyablement poussé. En 1982, il sortira carrément un triple album. Ses compositions gagnent une nouvelle ampleur, proprement stupéfiante grâce à la présence de l'Orchestre philharmonique de Milan que Ferré dirige lui-même. Monumental ! Les chef-d'œuvres s'enchaînent, aujourd'hui tous superbement édités en CD, sous la direction de son fils, par le label La Mémoire et la mer. J'en citerai deux en particulier : Je te donne (1976) sublime de bout en bout, où Ferré paye son tribut à Beethoven (Muss es sein, es muss sein, Coriolan) ; et La Violence et l'ennui (1980) qui contient Words...words...words et F.L.B., deux sommets bouleversants.


Aucun commentaire: