9 juin 2015

Mike Kelley's dirty youth

« Nous recherchons l’expression, pas la perfection. Le regard, pas l’apparence. »
Lee Ranaldo, guitariste de Sonic Youth




Mike KELLEY

Ahh...! Youth, 1991

Epreuves couleurs sur papier dépliable, 12 x 72 cm

Livret de CD



Ahh...! Youth est une oeuvre commandée par le groupe new-yorkais Sonic Youth pour la pochette de leur album Dirty (Geffen Records, 1992). Le livret se présente sous la forme d’un dépliant horizontal tout à fait standard, composé au recto de 6 photographies couleurs : 5 poupées sur fond bleu, 1 Mike Kelley sur fond jaune. En dehors de ces différences de nature (un humain) et de traitement (le fond), l’ensemble vise à l’homogénéité. Le cadrage type photomaton est neutre, sans rien pour distraire le regard, et semble affirmer : « tout est là. » De gauche à droite, nous voyons : un animal non identifiable, pelucheux, dont un oeil est à moitié arraché (mais ne lui manque-t-il pas aussi une bouche, voire un nez ?) ; un ours jaune dont le museau a été maladroitement recousu ; Mike Kelley adolescent, l’air impassible qui convient aux photos d’identité, le visage bien abîmé par de l’acné juvénile, du poil au menton, les cheveux longs et, semble-t-il, gras, coiffés en arrière, chemise jaune à rayures boutonnée jusqu’au col, un papier blanc plié dans la poche de devant ; un lapin en peluche rose et sale, avec un curieux élément gris greffé sur le dessus du museau (à moins que ce soit le museau, dans ce cas, le point de feutre situé plus bas serait la bouche) ; suivent deux poupées plus du tout figuratives en laine tricotée, l’une bleue, l’autre orange avec des antennes, arborant chacune une sorte d’écharpe autour du cou, qui semble assurer la tenue de l’ensemble.

En optant pour un nombre de portraits pair, Kelley évite d'instaurer un espace central, auquel sa propre photo aurait pu prétendre. La supériorité en nombre des poupées pourrait laisser penser que c’est l’humain qui cherche à se faire passer pour elles. À nous de démasquer l’intrus, comme dans ces films où un personnage se dissimule au milieu de mannequins de cire, prenant leur pose. Même attitude frontale, même expression muette. Cette déclaration de l'artiste pourra nous servir de guide : « L’art doit s’intéresser à la réalité, mais il remet en question toute idée de réalité. Il ne cesse de faire de la réalité une façade, une représentation, une construction de l’esprit, tout en soulevant des questions sur les raisons d’être de cette construction. »1


Ces poupées au rabais ont rendu Mike Kelley (1954-2012) célèbre. Elles s’inscrivent dans la série Half a Man, développée entre 1987 et 1991. Nous sommes donc ici à la fin de ce projet, son apogée sans doute. En introduisant une photo de lui au milieu de ces peluches symptomatiques de son œuvre, Kelley s’inscrit dans une problématique de l’autoportrait typique du XXe siècle, où l'identité de l'artiste se confond avec son œuvre (cf. De Chirico). Si toute œuvre est autoportrait, Kelley aurait pu se contenter d’une seule des photos de peluches  avec la mention “autoportrait”, selon une démarche identique à celles de Malevitch, Haring ou Raynaud (présence de l’absence). Mais il choisit de se mettre en scène au sein de son univers plastique. L’artiste lui-même n’est pas pour autant dans cette troisième photo en partant de la gauche. Il est précisément derrière, hors champ, créateur d’un ensemble qui nous est donné à apprécier (absence de la présence).

L'artiste californien a toujours privilégié dans ses œuvres les déplacements, qu’ils soient formels, dialectiques ou métaphoriques. Un tel décalage se situe en fait dans le prolongement du travail de Duchamp et de Warhol, où des objets a priori laids (urinoir, soupe en conserve) tentent d’acquérir leur légitimité en pénétrant avec fracas dans les musées. Kelley n’est pas l’auteur de sa photo. Elle n’est pas un autoportrait, à la base, mais vraisemblablement une authentique photographie d’identité, ready-made donc. De même les poupées, d’origines industrielle ou artisanale. L'artiste récupère son corps par l’intermédiaire de cette photo peu flatteuse, comme il récupère ces peluches qui ont perdu leur valeur d’usage. Dans leur état, nul ne songerait à les acheter, à les offrir, à jouer avec. Ainsi, l’objet est détourné de sa fonction originelle. Il est sale — dirty — cassé. La société l’a jugé inutile et mis au rebut. Avec sa redistribution dans une sphère noble, celle de l’Art, s’invente un nouveau vocabulaire.


Les peluches sont incomplètes, il en manque des bouts, pareilles en cela à l’adolescent qui se construit. Comme l’écrit Malraux : « le seul visage avec lequel le peintre moderne, souvent, “négocie”, c’est le sien, et l’on peut beaucoup rêver devant les autoportraits. »2 Kelley accepte de se montrer à un âge qualifié d’ingrat. Il ne nie pas la vérité du corps et atteint ici quelque chose de bien plus troublant, plus intime, que s’il s’était par exemple montré nu, ce qui serait demeuré une pose. Ses peluches qui affichent leur imperfection, sans recourir à l’anthropomorphisme (certaines sont même loin de renvoyer à un référent animal), inspirent sympathie, pitié, ou amusement. Le spectateur les élève à un plan humain. Une poésie cruelle s’en dégage. Kelley fait remarquer : « si vous étiez amené à voir la poupée comme le modèle exact d’un personnage, comme une statue, il serait impossible de sympathiser avec elle. Imaginez un de ces personnages marchant dans la rue : on le regarderait comme une monstruosité. »3 De son côté, le visage de l’artiste aussi est abîmé, son regard noir, droit dans l’objectif, n’est pas plus vivant que les peluches. Suscite-t-il les mêmes sentiments d’empathie ? Dans cette galerie de portraits, qui est le plus humain ? La question est de savoir jusqu’où on accepte d’humaniser les peluches, objets inanimés, et à partir de quand l’artiste cesse d’être homme pour devenir œuvre, donc objet d’appréciation — qu’elle soit admirative ou répulsive — d’analyse, mais aussi objet marchand. Kelley opère un glissement de catégorie qu’on pourrait qualifier de rimbaldien (Je est un autre).

Le jeu d’échanges entre culture noble et culture populaire, art majeur et art mineur, se poursuit entre spiritualité (la photographie sacralise le sujet) et matérialisme (trivialité de l’apparence, matériaux symptomatiques d’une société décadente). On peut y voir une volonté de réévaluer ces cultures, de les mettre au même niveau, de légitimer l’une par rapport à l’autre. Si les préjugés sont contenus dans la forme, la vérité se trouve peut-être dans l’informe. Kelley montre l’inmontrable, ce qui n’est pas noble, contestant ainsi la norme sociale de l’apparence. Car l’art est une métaphore, et « les métaphores déterminent socialement comment nous vivons. »4 Il propose d’autres formes de représentation qui libèrent un sens nouveau et critique. En effet, cette méditation s’inscrit dans une réflexion plus large sur les faux-semblants sur lesquels repose la civilisation occidentale et les États-Unis en particulier (en gros : psychanalyse, christianisme et capitalisme). L'artiste procède pour cela par une juxtaposition d’éléments hétérogènes. Si le visage acnéique de Kelley dégoûte le spectateur, les peluches le feront autant. Ou peut-être que pour d’autres, les peluches conservent leur capital de sympathie par leur renvoi inconscient à l’innocence et aux plaisirs simples de l’enfance, tandis que l’adolescent qui cherche à obtenir les mêmes faveurs sera impitoyablement rejeté. Qu’est-ce qui est le plus choquant ? Nous infliger le spectacle d’un visage rendu ingrat par l’âge ? Mettre en avant une vision négative de l’adolescence et en ruiner la possibilité nostalgique ? Peut-on dire que l’œuvre est belle si elle use de matériaux jugés laids ? Jugés par qui ? Selon quels critères ? D’ailleurs une œuvre demande-t-elle à être belle ?


L’appréciation esthétique du travail de Mike Kelley doit passer par le retournement de valeurs arbitrairement établies. « J’associe le sublime avec ce que la culture considère comme abject. »5 Le mauvais goût, nous dit-il, est un préjugé. Le spectateur finit par être gêné d’être gêné. Ce ne peut être que salutaire.

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1. Catalogue de l’exposition au Magasin, Grenoble, 1999
2. André Malraux, Le Musée imaginaire, Gallimard, 1965
3. In the image of man, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh, 1991
4. Art in America, New-York, juin 1994
5. Entretien Kelley/McCarthy, Beaux Arts Magazine n°186, Paris, novembre 1999



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