11 janvier 2016

Blutch : deux livres

Sunnymoon tu es malade, 1994
Ce troisième album de Blutch reprend une partie des pages publiées à l’époque dans Fluide Glacial, qui avait édité le précédent recueil des aventures de Mademoiselle Sunnymoon. En ce temps-là, l'auteur rehaussait encore son déjà sublime trait de nuances de gris au lavis. C’est vrai qu’on pourrait en dire autant de tous ses bouquins mais celui-ci est une merveille. On y retrouve donc la Princesse Sunnymoon devenue soudain la proie d’une armée de prétendants (parmi lesquels le Prince de Lu ou celui de la Belle au bois dormant), et de cow-boys à vélos aux ordres de sa Majesté son père. 

Ces éléments pourraient donner lieu à un récit loufoque ponctué de rencontres pittoresques et de gags d’une poésie surréaliste. C’est le cas. Sauf que, en plus, il est lesté d’une gravité inattendue : Sunnymoon apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. L’ensemble baigne donc dans une tonalité totalement indéfinissable, pas vraiment sombre mais d’une étrangeté déstabilisante. Peut-être est-ce à cause de cette tournure que Fluide Glacial n’a pas publié l’intégralité et que le recueil paraîtra finalement chez L'Association, une telle proposition détonnant au milieu du registre plus directement rigolard du mensuel ? Mais c'était déjà le cas du fabuleux Waldo's bar publié auparavant dans ces mêmes pages, bande dessinée qui révéla Blutch et qui déjà ne ressemblait à rien de connu, tant dans le dessin que dans l'inspiration rétro. Si on retrouve dans ces nouvelles aventures de Sunnymoon le découpage en épisodes propre au magazine, tous ne finissent pas sur une chute drôle. 

Avec bonheur, on est emporté par la beauté du dessin, on est comblé par ces trouvailles de langage et d’aphorismes : « Les arbres sont désespérément cons. Quand vous tombez de l’un deux, inutile d’espérer qu’il vous retienne. » L’histoire s’achève littéralement dans le fumier, donnant curieusement à la quête de notre héroïne une surprenante dimension existentielle. La conclusion laissera à coup sûr le lecteur pantois de longues minutes, incapable d’expliquer pourquoi ou comment il en est arrivé là. Blutch pose ici à coup sûr un jalon fondamental de son œuvre qui le conduira logiquement à une série de pépites — parmi lesquelles l'ébourrifant Vitesse moderne — et jusqu'à la consécration du Grand prix de la ville d'Angoulême en 2009. Et c'est passionnant d'assister à cette progression.




Péplum, 1996
Étant donné que ma démarche consiste ici à conseiller la lecture de titres qui me sont chers, je suis plus que souvent tenté d'abuser du qualificatif de "chef d'œuvre". Avec Péplum, audacieux roman graphique en partie prébublié dans feu À suivre..., Blutch décidait de s'attaquer à l'adaptation du Satyricon de Pétrone, monument de la littérature écrit sous le règne de Néron. 

Fellini, dans sa fascinante version cinématographique, avait surtout mis l'accent sur ses obsessions personnelles et la décadence fantasmée de la Rome antique. Si Blutch a également opté pour une certaine stylisation des éléments de décor (la scène du navire et celle de la grotte procèdent d'une même vision baroque), on remarquera qu'en comparaison il semble s'être davantage préoccupé de rendre hommage au texte, par sa langue comme par sa construction fragmentaire. De la bouche des personnages s'élève alors une poésie déchirante, d'où naît une troublante impression de dépaysement, impression renforcée par le relatif grand format de l'ouvrage (comme toujours chez Cornélius fabriqué avec un soin d'artisan). 

Le recours au dessin très hachuré mais strictement noir et blanc, participe pleinement de cette sensation d'accéder à un monde étrange qui est un peu le nôtre (il s'agit de notre passé) sans l'être tout à fait (le fantastique y a sa place). Nulle orgie ici. On suit les picaresques aventures d'un jeune Romain, antihéros vaniteux et menteur, soudainement tombé amoureux fou d'une mystérieuse femme congelée dans un bloc de glace. La mort, l'érotisme, le sacré baignent les nombreux épisodes de cette somptueuse odyssée. On est là face à une création magnifique, dont chaque page, chaque case témoignent du soin accordé au dessin et à la narration. Les corps sont saisis dans une sensuelle chorégraphie dont l'œil ne se lasse pas de saisir les subtilités. Une seule conclusion, donc (j'avais prévenu) : un chef d'œuvre.

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