26 janvier 2016

Du no future en bande dessinée

Jamie Hewlett & Alan MartinTank girl, 1988-1995
Avant que son style devienne mondialement identifiable suite au monstrueux succès du groupe GorillazJamie Hewlett réjouissait déjà une frange de fans non négligeable. Conçue avec la complicité d'Alan Martin au scénario, Tank girl n'a eu besoin que d'une poignée d'années pour imposer un univers, une esthétique et un ton sans équivalents. La série eut même sa petite heure de gloire en 1995 avec la sortie sur les écrans du film éponyme de Rachel Talalay avec Malcom McDowell, Iggy Pop ou encore Naomi Watts. Cette adaptation fit à sa sortie un méchant bide, néanmoins ce fut à cette occasion que l'éditeur Vents d'ouest eut l'heureuse idée de rassembler les nombreux épisodes de la bande dessinée prépubliés par feue la revue Gotham. Le recueil souffre néanmoins d'une traduction un peu trop zélée, et j'ignore si celle-ci a été revue lorsqu'Ankama a proposé quinze ans plus tard sa propre compilation. 

Entre le délire non-sensique des histoires et des personnages, et la virtuosité déjà affirmée du dessin de Hewlett, la lecture de ces pages est un régal qui se renouvelle carrément à chaque case, dans un noir et blanc délicieux à détailler. On s'inquièterait presque de la santé mentale d'auteurs capable de pondre des épisodes qu'on croirait écrits sous acide, impossibles à résumer et aimant pratiquer la mise en abîme, avec adresse au lecteur, improvisation de chute, etc. L'univers dépeint propose un croisement explosif entre Chuck Jones et Mad Max. Au début, si notre héroïne — incroyablement grossière sans jamais perdre pour autant sa féminité, avec son look qui tue — est effectivement aux commandes d'un tank destructeur au cœur du bush australien, et partage son pieu avec un kangourou mutant, par la suite ça devient du n'importe quoi punk en roue libre et à haute valeur jubilatoire.



Jano, Gazoline et la planète rouge, 1989
Avec Jano c'est un peu toute une époque révolue qui ressurgit. Celle de la BD alternative des 80's, de Métal hurlant et L'Écho des savanes, de TramberDodo et Ben Radis. Des artistes dégagés de l'influence de leurs aînés, pratiquant l'irrévérence et l'iconoclasme avec une fraîcheur bienvenue. Au fil de ses bandes, des coups de cric de Kebra le rat de banlieue, à la belle vie en terre africaine de Keubla le rat bourré au kif, le style de Jano s'est affirmé, jusqu'à être capable d'une finesse de trait presque maniaque, qui culminera avec ses superbes carnets de voyage, loin du style trash de ses débuts. 

Réalisé en 1989, Gazoline et la planète rouge s'inscrit dans le prolongement direct de l'album Le Zonard des étoiles, qui mettait en scène Kebra paumé dans un univers de SF bien destroy. Dans cette nouvelle aventure, Gazoline est une héroïne pleine de ressources et qui n'a pas froid aux yeux lorsqu'il s'agit de faire face aux pillards comme aux vicelards qui la convoitent. Elle se débrouille pour survivre dans un monde sans foi ni loi, au sein d'une planète à l'apparence désertique couverte de cactus, qui devient soudain la proie d'une invasion d'aliens cannibalesParu à l'origine chez Albin Michel, l'album donne parfois l'impression de remplir le cahier des charges propre à l'éditeur avec quelques scènes de cul certes marrantes mais un peu forcées. Science-fiction oblige, Jano invente ici tout un bestiaire incroyable et coloré et mène son récit sur un rythme enlevé. L'argot est toujours très présent et on se délecte des trouvailles de langage de chaque bulle. On appréciera de même le soin du détail dans les vêtements, la crédibilité des décors tant naturels que mécaniques, l'ampleur des scènes d'affrontement, l'esthétique colorée des cieux pareils aux motifs de tissus africains, le travail inspiré sur la mise en page grand format.





Ivan Brun, No Comment, 2008
Grosse baffe, donnée avec autant de rage que de désespoir. Brun nous propose ici un voyage inconfortable et très décapant dans le no future, en une suite d'histoires courtes et muettes dressant le désolant tableau d'un monde qui ressemble trop bien au nôtre. L'auteur impose à chaque planche un découpage rigoureux, semblant ainsi exposer méthodiquement les évolutions logiques et impitoyables de la loi du marché, dans toutes les strates de la société et dans tous les pays, avec une réelle volonté d'aboutir à un propos universel, volonté appuyée précisément par l'absence de dialogues et le recours aux idéogrammes.

Il y est question d'écologie, de télé réalité, de misère sociale, de corruption comme d'oppression. Et c'est fait sans pour autant déboucher sur une morale, on est dans le constat froid, clinique, à peine exagéré. Le tout emballé par des trouvailles graphiques et un goût du détail carrément affolant, dans un style qui n'est pas sans évoquer certains auteurs indépendants américains maniaques des petits traits. C'est sans doute l'une des bandes dessinées les plus dérangeantes que j'ai lues, vers laquelle on ose à peine revenir, ou alors en tremblant. Auteur discret, Brun semble avoir ici déjà tellement livré de choses qu'on n'a plus trop eu l'occasion depuis de voir d'autres ouvrages signés de son nom, l'artiste préférant apparemment plutôt se consacrer à la peinture.

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