21 mars 2016

Légendes de l'Ouest III. 1970-1980


Soldier blue (Soldat bleu), Ralph Nelson, 1970
Ce western pro-indien fit sensation à sa sortie notamment par son ultra-violence graphique (au point d'en devenir un argument de vente sur certaines affiches). Cet aspect est en fait circonscrit aux deux scènes de massacre qui ouvrent et ferment le récit, la première étant du fait des Cheyennes, la seconde des Yankees — il s'agit de la "bataille" de Sand Creek. Cinéaste pas particulièrement passionnant, Nelson profite apparemment d'une certaine libéralisation des mœurs et de la censure pour trousser effectivement un spectacle plutôt jusqu'au-boutiste qui, aujourd'hui encore, n'a pas perdu grand chose de son caractère choquant. Je vais pas faire l'inventaire des horreurs filmées mais c'est assez inventif et pas avare en effets gores. Sur ce plan, on sent que le réalisateur s'inscrit dans le sillon préalablement tracé par Peckinpah, même si son montage est bien plus conventionnel.

Entre ces deux moments clairement pensés pour stupéfier le spectateur, le film dans sa majeure partie emprunte curieusement un tout autre ton, qui l'apparente pratiquement à un buddy movie. On suit en effet les pérégrinations dans le désert de Candice Bergen, jeune femme au caractère bien trempé qui a passé deux années chez les Indiens, et de Peter Strauss, le jeune soldat bleu, qui abandonnera progressivement sa naïveté et ses idées reçues sur les Peaux-rouges. Gags, confrontations et péripéties s'enchaînent dans un environnement assez bucolique, où le duo semble assez facilement se remettre des événements atroces qui les ont réunis. Le personnage de Bergen jure et rote, et on devine que c'était une façon de titiller les limites de la censure de l'époque. Ce qui me fait penser au Carnal knowledge de Mike Nichols — où Bergen jouera l'année suivante — qui de ce point de vue-là également semblait prendre le pouls d'une permissivité nouvelle. Le film veut réveiller les consciences et sans doute que l'intention était de mieux contraster avec le dernier acte qui verse dans le cauchemar, mais j'ai trouvé ces scènes un peu trop artificielles dans leur écriture. C'est au final assez destabilisant, donnant presque l'impression de ne pas vouloir suffisamment assumer l'atmosphère sombre qui aurait du peser sur tout le récit. 

Nelson conserve également tout le long du film un point de vue du côté des Blancs, et j'ai trouvé un peu dommage que sa représentation des Indiens reste à ce point distante, sans chercher à rendre un peu compte d'une culture qu'il s'agissait de défendre et d'en montrer l'humanité. La musique composée par Roy Budd est quant à elle assez surprenante dans la mesure où elle reste pauvrement illustrative, avec des thèmes western sans grande originalité. On retiendra en revanche la très belle chanson-titre sur le générique, interprétée avec émotion par Buffy Sainte-Marie.




The Missouri breaks, Arthur Penn, 1976
J'aime beaucoup ce western démystificateur, plus ou moins typique de la façon dont le genre était abordé à cette époque. The Missouri Breaks fait en effet partie de ces néo-westerns qui ont eu dans les années 70 la volonté de revisiter les mythes de l'Ouest de façon totalement anti-idéaliste, peignant une réalité triviale et sans gloire, ni héros (sillon ouvert par Peckinpah ou le Fureur apache de Robert Aldrich). Dans cette même veine, et du même réalisateur, ça reste tout de même sans commune mesure avec l'ambition de Little Big Man, fresque picaresque absolument géniale, pleine de surprises, brassant tout un panel d'émotions et magnifiquement interprétée.

Doté d'un scénario bien moins solide, The Missouri breaks bénéficie tout de même de la présence de Jack Nicholson dans un très beau rôle, assez sensible, auquel s'oppose le cabotinage outrancier d'un Brando qu'on devine laissé en roue libre. On peut avoir du mal à s'y faire, mais pour ma part, je trouve que ça donne de la personnalité au film, jusqu'à la façon totalement minable dont finira son personnage. La volonté de modernité du film se ressent jusque dans la très belle musique aux accents folk de John Williams qui compose notamment un superbe Love theme.




Heaven's gate (La Porte du Paradis), Michael Cimino, 1980
Ce ne fut pas le chef-d'œuvre espéré. Pourtant, j'ai plus d'une fois été époustouflé. Dès la splendide ouverture dans les rues de Harvard, Cimino m'a emballé par la démesure et la magie presque incompréhensible de ces scènes de foules soumises à une suite de rituels dont on a perdu les codes. Et quel casting ! Retrouvant Chris Walken (The Deer hunter) et Jeff Bridges (Thunderbolt and Lightfoot), Cimino révèle Mickey Rourke (Year of the dragon), et offre de superbes rôles à Kris Kristofferson, John Hurt et Brad Dourif, tandis que Joseph Cotten fait une courte apparition (il paraît même que Willem Dafoe y ferait de la figuration !). Mais surtout, il y a Isabelle Huppert, lumineuse, telle une Eve moderne, femme-enfant liée à la terre, aux cœurs et aux corps des hommes.

Justifiant sa réputation de gouffre financier, le film est sans conteste spectaculaire : figurants, costumes et décors créent un monde grouillant de vie. La nature éclate dans sa beauté à chaque plan. On sent que Cimino s'est énormément documenté, l'histoire qu'il raconte s'inspirant d'ailleurs de faits réels. Mais, et c'est sans doute ce qui m'a mis un peu à distance, le réalisateur est finalement peu soucieux de réalisme, optant plutôt pour la voie d'un lyrisme sans frein. Bien qu'il explore un passé douloureux, Heaven's gate n'est pas, au contraire de The Deer hunter, un film racontant la perte de l'innocence de l'Amérique. Cette innocence est ici déjà loin. Passé le prologue, le personnage de Kristofferson apparaît en effet vingt ans plus tard et déjà complètement désabusé. Souvent saoul, il ne cessera de promener sa silhouette hantée, curieux sheriff voulant encore croire au désir mais conscient qu'il est trop tard. Les États-unis ont abandonné leurs idéaux d'éducation et de progrès et retombent dans la loi du plus fort, qui prend ici une forme particulièrement barbare (les maquillages sont impressionnants et généreux en gore). 

Il semble donc que ce qui a intéressé Cimino c'est la fabrication d'une sorte de poème filmique. 
L'importance accordée à la musique (valses de Strauss, musique folklorique d'Europe de l'Est), et aux danses, insiste sur cet aspect lyrique. Quasiment au milieu du film, on voit ainsi Huppert et Kristofferson danser sur la piste déserte de l'Heaven's gate, alors qu'une seconde plus tôt elle était noire de monde. L'image tourne à la teinte sépia, isolant un instant ces moments de bonheur simple comme s'ils appartenaient à une temporalité parallèle. De nombreuses scènes et personnages fonctionnent par association : Kristofferson et ses bottes, Walken et l'écriture (sa cabane aux murs couverts de journaux), un voleur de bétail est abattu et retombe, tripes à l'air, sur le bœuf qu'il était en train d'écorcher. Autant d'images qui pourraient sembler grossières, naïves, parce que leur lecture est immédiate. Tout fait pourtant sens. Au début du film, on voit les étudiants d'Harvard fraîchement promus faire la ronde autour d'un arbre et se battre pour en décrocher le pompon, dans un esprit très bon enfant. La même figure circulaire se retrouvera à la fin, opposant les mercenaires au émigrants. Mais cette fois, on tue. La lutte est sanglante. Cimino opère un déplacement extrêmement lisible, certes, mais saisissant. 

Les personnages, eux au contraire, sont d'une opacité parfois désespérante. C'est comme si on se retrouvait ici face à l'aboutissement impossible du cinéma américain des années 70, avec ses personnages définis par leurs états d'âmes et non plus par leurs actions, aux personnalités troubles et équivoques, que le réalisateur ne cherche jamais à juger, refusant la psychologie. Sauf qu'ici les dialogues n'offrent aucune prise. L'intrigue proprement dite (l'attaque annoncée des propriétaires) restera longtemps à l'arrière-plan, laissant libre cours à la peinture d'un triangle amoureux franchement indécis. On regarde, c'est beau et souvent étonnant, mais on participe finalement peu, la dynamique du récit semblant sans cesse désamorcée. Il faut reconnaître cependant que le film profite pas mal d'une seconde vision, permettant de mieux approcher les motivations des personnages. 

Cela n'empêche pas de faire de ce film un spectacle absolument inouï, qui m'a parfois fait penser à du David Lean dans son ambition de mêler le collectif à l'intimisme, la fresque et le portrait, la Nature et la poésie. Et comment, enfin, ne pas mentionner le bouleversant travail de lumière de Vilmos Zsigmond (j'écris « bouleversant »  parce que certains plans m'ont vraiment ému aux larmes tant ils étaient beaux). Tantôt inondant les lieux d'une lumière fantastique, tantôt magnifiant les paysages naturels, il livre ici incontestablement une de ses plus belles œuvres. Et si je comprends que les critiques de l'époque aient pu être négatives, le film ne méritait assurément pas les foudres qu'il a connu, pour son malheur comme pour le nôtre qui avons du guetter des années durant la possibilité de le découvrir enfin dans son montage intégral. 



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