23 mai 2016

Le Cinéma de Steven Spielberg III. 1993-1998

Jurassic park, 1993
Je me souviens de l'événement médiatique qu'a constitué la sortie de ce film, en France en particulier : recettes faramineuses, effets spéciaux jamais vus. Le mastodonte était devenu le symbole répulsif de l'impérialisme américain, le logo du film se faisant détourner à tout va. Reste aujourd'hui un film d'aventures d'un professionnalisme à toute épreuve, qui donne cependant l'impression de ne jamais trop vouloir dépasser son postulat de base : réaliser un nouveau rêve de gosse de Spielberg, à savoir faire revivre des dinosaures à l'écran. Certes, le discours sur les dangers de la science, sur la Nature qui sait toujours reprendre ses droits sur les espoirs de domination de l'homme, est bien là, plutôt génialement incarné par le personnage de Jeff Goldblum. Certes, l'émerveillement du spectateur devant certaines images n'est pas feint, brillamment aidé par le score de Williams que j'adore. Certes, les scènes de suspense sont d'une efficacité exemplaire, où l'on retrouve le goût du réalisateur pour les péripéties en cascade (l'attaque du T-Rex suivie du sauvetage du gamin coincé dans la bagnole en haut d'un arbre). Certes la problématique de la cellule familiale décomposée/recomposée est à l'œuvre. Mais au sortir du film, je ne peux m'empêcher de penser que tout ça manque de substance. La fin est expédiée de façon vraiment trop rapide, me frustrant d'un véritable climax. Reste donc un divertissement de premier choix, qu'on prendra plaisir à revoir grâce à son rythme impeccable et à un récit adroitement construit. 

Il est évidemment impossible de passer sous silence les effets spéciaux mis ici en œuvre. Historiquement, ils représentent en effet un tournant et c'est là que Spielberg s'affirme comme un maître en la matière. Il a su se montrer dès Close encounters of the third kind à la pointe de l'innovation, il les supervise de près et surtout il les met au service de son récit et de sa mise en scène. Et s'ils tiennent encore la route aujourd'hui, c'est aussi parce qu'il s'est toujours entouré des plus grands artistes et a eu les moyens d'obtenir d'eux le meilleur. C'est l'occasion pour Phil Tippett de dire adieu à la stop-motion, pour Dennis Muren d'entrer définitivement dans l'Histoire, et pour Stan Winston de se dépasser dans l'animatronic. Citons également Michael Lantieri, responsable des effets mécaniques, exécutés en direct pendant les prises de vue et qui achèvent avec brio l'illusion suprême. Les dinosaures de Jurassic park signent d'une certaine façon la mort des trucages optiques et de l'animation traditionnelle. Les effets numériques deviennent le nouveau standard, outil extraordinaire, spectaculaire tant lors d'emplois ponctuels (chez Kyoshi Kurosawa par exemple) qu'en frisant l'indigestion (Le Retour du roi, La Revanche des Sith).




Schindler's list (La Liste de Schindler), 1993
Avec ce script tiré d'une histoire vraie, Spielberg trouve comme c'était déjà le cas sur Empire of the sun, l'approche qui lui manquait pour traiter un sujet difficile. Et je reste admiratif de la justesse de ton du scénario et des dialogues de Steve Zaillian. À sa découverte, le film fut un choc. Une fresque éprouvante, digne et rigoureuse, n'épargnant jamais la sensibilité du spectateur. Et si l'horreur est abordée frontalement, du début à la fin Spielberg n'en oublie pas pour autant de faire un film, avec ce que cela comporte de romanesque dans les situations, de caractérisation des personnages, de travail sur le suspense, et même de dimension poétique.  Et c'est bien cette matière qui lui permet d'en faire un indiscutable chef-d'œuvre. Aussi, si l'émotion conviée ici ne nous en empêche pas, on ne se privera pas lors des visionnages successifs d'admirer les qualités cinématographiques du film, prouvant que le sujet de l'holocauste, s'il doit être un défi à la question de la représentation, reste un défi qu'on peut relever. Il nous sera cependant impossible d'échapper à notre condition humaine, et c'est inévitablement bouleversé que nous sortirons du film, bien aidé aussi par le violon poignant d'Itzhak Perlman.

J'ai notamment été particulièrement sensible au travail éblouissant de montage de Michael Kahn, collaborateur fidèle du cinéaste. L'intelligence des raccords et du montage parallèle, où sans cesse un discours est à l'œuvre, est une vraie leçon de maître. C'est avec ce film que le chef opérateur Janusz Kaminski fait son entrée en scène dans la filmographie spielbergienne, entrée littéralement éblouissante. Loin de mettre à distance la violence, ou de l'esthétiser, le choix d'une photographie noir et blanc travaille le lien dans la mémoire du spectateur avec le souvenir qu'il conserve de ce passé, nourri aux images d'archives. Et il rend surtout l'atmosphère plus oppressante encore, plus glaçante, focalisant soudainement notre attention sur quelques rares touches de couleurs qui tentent encore de survivre au milieu du chaos : la flamme d'une bougie, l'inoubliable robe rouge de la petite fille. Simultanément au tournage de ce qui est sans doute son film le plus risqué, Spielberg supervisait le montage de Jurassic park. Un tel grand écart est impressionnant.




The Lost world (Le Monde perdu), 1997
J'aime beaucoup ce film, qui semble mieux assumer ses prétentions que le premier volet. Comme toute suite qui se respecte, il s'agit de faire plus. Le film sera donc plus divertissant, plus riche en péripéties (la scène du bus dans le précipice), avec un Jeff Goldblum en pleine forme. Reprenant le titre mythique du film fondateur de Willis O'BrienThe Lost world prend parfois des allures de défouloir, un peu l'équivalent du Temple maudit par rapport aux Aventuriers de l'arche perdue, à savoir une suite visant clairement la tête du box-office, marquée par le sadisme, la cruauté et la noirceur. Kaminski est entré dans la bande et abandonne le vert paradis de Dean Cundey pour la jungle moite et croupie. Sur le plan du rythme, le film met un peu plus de temps à démarrer. Les scènes d'exposition sont plutôt pénibles, démontrant la difficulté à justifier d'une suite. Seul le raccord hilarant entre la scène d'ouverture et la première apparition de Goldblum dans le métro me réjouit à chaque fois. Par la suite, on devine clairement les intentions de verser dans la surenchère. Intentions rendues possibles par les incroyables progrès en matière d'effets spéciaux, tant dans l'animatronic que dans les CGI. Dennis Muren et Stan Winston ont évidemment perfectionné leurs techniques depuis le premier film. L'interaction avec les dinosaures est poussée bien plus loin, ça bouge dans tout les sens, en contact quasi permanent avec personnages, véhicules, décors, et accessoires. Sur ce plan-là, le film peut encore largement se targuer d'être une référence.

L'histoire, les dialogues, les personnages, suscitent peu d'adhésion. Le prétexte est encore plus mince (opposition entre écolos et chasseurs). Cependant, la philosophie cynique de Goldblum est toujours aussi savoureuse, et même le méchant capitaliste affiche un semblant de complexité lorsqu'on comprend qu'au-delà de ses actes répréhensibles, il ambitionne sincèrement de surpasser son oncle, le Walt Disney fou joué par Attenborough. J'ai même trouvé un petit côté (j'ai bien écrit "petit") screwball comedy dans certains échanges rentre-dedans entre Julianne Moore et Goldblum. La gamine, par contre, réussit l'exploit d'être encore plus tête à claques que les gosses du premier film. Ses actions sont toutes consternantes, et c'est donc elle qui écope logiquement de la seule scène véritablement indéfendable du film (ah ces barres asymétriques judicieusement disposées dans la cabane...). On sent que la plupart des situations ne sont justifiées que par l'envie presque égoïste des auteurs de se faire plaisir, de porter à l'écran leur idées les plus démentes. Ainsi la dernière demi-heure avec le T-Rex à San Diego, hommage direct aux films de monstres des 50's. Bien que brèves, ces scènes sont particulièrement exaltantes. Quant à la partition de Williams, en dehors de son utilisation marquée de percussions qui donne un bon tempo à pas mal de scènes, je l'ai trouvée franchement paresseuse. Bref, un film idiot et amusant.




Amistad, 1997
Un naufrage dont ne surnagent — très au-dessus, il faut au moins le reconnaître — que deux séquences : la stupéfiante scène d'ouverture montrant la révolte des prisonniers sur le navire négrier, et le flash-back décrivant leurs conditions d'embarquement. Là, Spielberg semble retrouver l'inspiration et l'audace qui l'avaient animé sur le tournage de Schindler's list. D'une vision très édenique de l'Afrique, on bascule brutalement dans l'horreur insoutenable. Aussi éprouvants qu'impressionnants, ces deux morceaux de bravoure font que le film ne mérite pas de sombrer totalement dans l'oubli.

Car le reste est d'une platitude désolante. Un film de procès plutôt solide, emballé avec métier donc tout de même regardable, mais sans qu'on sente jamais le cœur et le panache qu'on aurait pu attendre d'un réalisateur tel que Spielberg, qu'il sait toujours exprimer lorsque le sujet le touche. Le cinéaste se montre peut-être ici trop soucieux de livrer une reconstitution édifiante, dont le destin serait surtout de servir de support pédagogique dans les écoles. Mais la leçon est ennuyeuse. Anthony Hopkins est consternant de cabotinage, les rayons de lumière de Kaminski finissent par lasser, et la musique de Williams ne laisse aucun souvenir. À voir une fois, donc.




Saving private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan), 1998
J'ai évoqué plus haut le souci légitime du cinéaste, dès lors qu'il aborde l'Histoire comme sujet, et pas seulement comme cadre, de livrer un film le plus scrupuleux possible, appelé à devenir une référence sur le sujet. Il en a les moyens, ses deux films de dinosaures ont en effet été parmi les plus gros succès commerciaux de la décennie 90's. Toute la difficulté pour permettre à son projet d'être réussi consistera à trouver le juste point de vue, à tomber sur le bon scénario, qui ne devra pas servir de simple prétexte pour mettre en scène le passé. Bref, c'est une question d'inspiration, et avec cette histoire vraie qui se révélera surtout être une histoire de transmission, Spielberg est à son sommet.

Par son travail sur l'image (couleur, grain), par la qualité de ses effets visuels (qu'ils soient numériques ou mécaniques) et sonores (le bruit de l'acier qui vient déchirer la terre et les chairs), et bien sûr par la maestria confondante de sa mise en scène, Saving private Ryan marque une date dans la représentation de la guerre à l'écran, renvoyant sur le même thème The Longest day de Zanuck aux oubliettes du cinéma de papy. Sa découverte en salle fut une expérience plutôt inégalée, immersion absolument hallucinante dans un chaos en Dolby surround auquel je n'étais pas préparé. Incontestable tour de force technique, la reconstitution du D-day ne doit pas pour autant faire oublier que ce carnage n'est qu'un préambule et que c'est véritablement après que le film commence, que les personnages se dévoilent et que les vraies questions sont soumises à leur réflexion. Le récit donne alors à Spielberg comme une suite de situations qui sont comme autant de nouveaux défis de mise en scène, qu'il s'agisse de filmer les agissements d'un sniper, une embuscade ou un assaut urbain. Entrant sur la scène des héros spielbergiens, Tom Hanks incarne l'âme humaine du film, et son implication permet au spectacle d'offrir l'émotion qui seule aura permi de rendre in fine le voyage inoubliable. 


DOSSIER STEVEN SPIELBERG :


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