17 juin 2016

Le Cinéma de Paul Verhoeven II. 1985-1990

Flesh+Blood (La Chair et le sang), 1985
Après avoir été l'enfant chéri du cinéma hollandais, responsable de ses plus gros succès commerciaux, Verhoeven a fini par se brûler les ailes dans son propre pays à force de controverses. Embarqué par son frère d'armes Rutger Hauer, il tente la carrière internationale. Coécrit avec son complice scénariste Gerard Soeteman, Flesh+blood est une épopée médiévale pleine de bruit et de fureur qui prolonge en quelque sorte l'un des tous premiers travaux du réalisateur, Floris, série télévisée tous publics qui en 1969 mettait déjà en vedette Hauer. Pour moi une des caractéristiques d'un chef-d'œuvre c'est qu'une multiciplicité de visions ne fait que révéler la totale maîtrise des moyens employés, les rimes tant visuelles que narratives dispersées au cours du film. Flesh+blood est sans doute ainsi une des plus mémorables visions du Moyen-Âge, avec A Walk with love and death de John Huston, ou The War lord, de Franklin J. SchaffnerVerhoeven choisit de dépeindre la dureté de cette époque, ses conquêtes sans gloire, ses bandes de soudards, ses superstitions fragiles et ses aveuglements. C'est une période qui brille de ses derniers feux face à l'émergence des temps modernes, qui eux-même ne se révèleront pas avares en brutalité. Les situations ont beau être paroxystiques comme toujours chez le cinéaste, il y a ici une formidable volonté de rendre compte de cette aube de la Renaissance, de la façon dont la foi tente de se bâtir sur les ruines de croyances plus anciennes, et dont l'art de la guerre va se transformer grâce à l'apport de la science

Avec l'aide de Jan De Bont à la photo, plus inspiré que jamais par ces intérieurs éclairés à la bougie, Verhoeven compose ses plans comme un peintre flamand, privilégiant la boue, les banquets avinés et la sueur des lits conjugaux. En parfait accord avec son sujet, la mise en scène se voit ainsi progressivement gagnée par la fièvre. Si la bataille du début est filmée sans apprêts, sous une lumière terne, le film offre par la suite des images qui versent de plus en plus dans le fantastique, illustrant ainsi le monde à part dans lequel finit par s'enfermer la bande de Hauer. Endossant une nouvelle fois la défroque d'un personnage plus grand que la vie, habité par une foi quasiment démoniaque, l'acteur dégage un charisme impressionnant. Après ce film, lui et Verhoeven ne trouveront plus jamais l'occasion de tourner ensemble, et au vu de ses choix de films suivants, on en restera éternellement inconsolé. Je vois dans son Saint-Martin l'aboutissement de sa carrière, un héros d'une aura sans pareille, que l'amour fait basculer dans la fragilité, le temps d'un battement de cil au-dessus du visage plus que troublant de Jennifer Jason Leigh. Femme typique de l'univers de Verhoeven, Leigh est d'une vérité confondante, princesse curieuse des choses de l'amour, qu'il s'agisse des mystères du sexe ou de la passion courtoise, et que le partage entre deux maîtres va élever au rang de symbole de cet âge de transition.




Last scene (La Dernière scène), 1986
Bien que tourné en langue anglaise, Flesh+blood demeurait encore par bien des aspects (le ton, l'esthétique, les lieux de tournage), une production européenne. C'est finalement par la télévision que Verhoeven va une fois pour toute intégrer l'industrie américaine, se voyant confier le 11e épisode de la 3e saison de la série The Hitchhiker (Le Voyageur), anthologie d'histoires fantastiques du style Twilight zone, dans laquelle on pourra croiser Bill Paxton, Carie-Anne Moss, Michael Madsen, Brad Dourif, Klaus Kinski, Willem Dafoe ou Gary Busey, et parmi les réalisateurs Philip Noyce, René Manzor ou Mike Hodges (on a connu génériques plus prestigieux). Le show n'a pas vraiment marqué, mais on retrouve dès son intro tout le contexte de son époque : musique électro-rock minimaliste sous-kraftwerkienne, baroudeur sur une route désertique en mode Mennen pour nous les hommes. Last scene s'ouvre ensuite sur une scène de sexe qui nous assure qu'on est bien chez Verhoeven, et qui par son registre de la sueur et des ongles annonce même étonnamment le Basic instinct à venir.

L'amant part, le téléphone sonne, la femme décroche et tombe sur un satyre au masque blanc qui se montre à elle de la fenêtre d'en face et brandit un couteau. Elle se compose alors un visage horrifié, et à peine a-t-on le temps de penser que tout ça paraît forcé, la caméra s'éloigne et cadre un écran vidéo. On se retrouve alors dans la salle de montage d'un film qu'un réalisateur débutant (Peter Coyote) s'acharne à achever sous la pression de son producteur. L'épisode va par la suite continuer à enchaîner de façon parfaitement gratuite mais très amusante les mises en abîme, l'idée étant de terroriser l'actrice afin de rendre son jeu dans la "dernière scène" crédible. Ce qui donne lieu à d'excellentes montées de terreur, des moments de suspense très réussis, bref un exercice de style franchement sympathique et enlevé, où on sent que le réalisateur s'est bien amusé. Par sa construction et ses péripéties l'épisode renvoie évidemment aux semblables jeux entre réalité et illusion des films de De Palma (de Blow out à Body double), anticipant par son cynisme les mises en scène de Wes Craven sur Freddy sort de la nuit et Scream 3 en particulier.




Robocop, 1987
Jouant désormais dans la cour des grands, mais au service d'un film de genre, Verhoeven va prendre à bras le corps cette histoire édifiante d'un flic transformé en robot, nous faisant plonger dans un monde futuriste corrompu d'une violence inouïe. L'extraordinaire scénario d'Ed Neumeier déroule toutes les implications métaphysiques d'un tel postulat, puisque Robocop n'est au fond qu'un nouvel avatar de la créature de Frankenstein, cherchant dans les recoins non encore grillés de son cerveau sa part d'humanité (son nom). En plus d'être un méchant film d'action remplissant parfaitement son contrat, le chemin de croix de Murphy s'enrichit d'un ton satirique souvent savoureux, réquisitoire à peine déguisé contre le capitaliste carnivore de ces années 80. Il suffit de comparer avec les deux suites qu'a connu le film (sans parler de la série TV ou du remake) pour percevoir toute la richesse inégalée de l'œuvre de Verhoeven, bénéficiant qui plus est d'une musique grandiose de Basil Poledouris, et d'un casting étonnamment hétérogène. Le cinéaste a montré dès ses débuts qu'il était un grand directeur d'acteur, capable d'obtenir de ses comédiens des performances mémorables. Chaque personnage semble ici jouer une note bien à lui pour enrichir la partition générale (de l'inoubliable et infâme Kurtwood Smith à la costaude Nancy Allen).

Preuve d'une implication sans concession, cette production donne à Verhoeven l'occasion de se révéler comme un des meilleurs metteurs en scène d'effets spéciaux de sa génération, supervisant de très près leur conception et leur finalisation. Si l'armure de Robocop imaginée par Rob Bottin s'impose par son évidence, personnellement, c'est le droïde ED-209 que je considère comme une sublime création. Tant sur le plan du design que des bruitages, cette machine semble réellement exister, prendre corps et vie à l'écran, et atteint une stature absolument terrifiante. Par son génial travail d'animation, Phil Tippett est parvenu à lui faire dégager une apparence de force et de puissance phénoménales. Ajoutez à cela le dynamisme du découpage de Verhoeven, le refus de toute facilité dans le choix des angles de prises de vue, et vous obtenez avec l'affrontement entre Robocop et ED-209 dans les bureaux d'OCP l'un des plus anthologiques corps-à-corps du cinéma américain, chef-d'œuvre de stop-motion dont on vient même à regretter la brièveté. Véritable déflagration à sa sortie, dans la lignée du Terminator de James CameronRobocop apparaît aujourd'hui comme le représentant d'un cinéma tel qu'on n'en fait plus, brutal et profondément humain. Son affiche elle-même en est devenue iconique. « J'en prendrais pour un dollar !... »




Total recall, 1990
Déjà vague dans mon souvenir, ce film de science-fiction a tout de même laissé ancrées dans ma mémoire des images et des scènes fortes. J'en retiens surtout aujourd'hui le chouette catalogue d'effets spéciaux d'un pur film de studio (au sens de "tourné entièrement en studio"), avec les prothèses toujours aussi folles de Rob Bottin qui trouve avec Mars et ses mutants un nouveau et formidable terrain de jeux. Rétrospectivement, le film a sans doute acquis une patine de film d'aventures à l'ancienne, impression sans doute favorisée par l'aspect carton-pâte des décors. Schwarzenneger y promène sa silhouette bobybuildée de façon d'autant plus incongrue que son personnage est censé être un Mr Tout-le-monde dénué de tout héroïsme. La façon dont son corps se fait régulièrement malmener malgré lui, menacé ou agressé physiquement, distille un second degré souvent plaisant. Et en même temps des touches de violence ou de moments dérangeants viennent nous rappeler qui est derrière la caméra, empêchant d'en faire un spectacle trop tranquillement familial. 

Le scénario cesse cependant trop tôt de jouer avec les stimulantes interrogations sur le thème de l'illusion issues de la nouvelle de Philip K. Dick, et finit par emprunter un sillon bien balisé qui nous mènera vers un affrontement final plutôt convenu et peu exaltant. Après Poledouris, Verhoeven démarrait ici une nouvelle et fructueuse collaboration avec un autre grand nom de la musique de films : Jerry Goldsmith. Collaboration d'une belle cohérence, puisque de Total recall à Hollow man, on constatera une belle continuité, faite de thèmes sournois et d'ambiances inquiétantes.




DOSSIER PAUL VERHOEVEN :

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