29 octobre 2014

Mémoires, mes belles mémoires... 3

John Huston par John Huston
Un ouvrage forcément intéressant pour ce cinéaste que j'adore, réalisateur de Promenade avec l'amour et la mort. Passée sa jeunesse aventurière, Huston survole plus ou moins longuement ses tournages importants et ses diverses collaborations. Le bonhomme avait de la personnalité et du charme et il n'a pas peur de se donner le beau rôle, quitte à passer pour un mytho, en chargeant la barque du pittoresque. À ce titre, j'ai toujours trouvé convaincant le portrait à peine déguisé qu'avait fait de lui Eastwood dans le magistral Chasseur blanc cœur noir, inspiré du tournage d'African queen.

J'avais noté quelques commentaires instructifs sur certains films, notamment à propos des Racines du ciel qui reste pour lui un de ses pires souvenirs de tournage (avec Moby Dick). Il en profite pour faire le récit savoureux du comportement d'Errol Flynn, physiquement bien déchu et continuant à abuser de ses divers vices (et sur cet acteur, histoire de rester dans le sujet, je recommande également la lecture réjouissante de ses mémoires intitulées Mes 400 coups). Huston y exprime également ses regrets face à la mainmise impitoyable de Zanuck sur la production, avec un scénario qui a de beaucoup réduit la portée du roman de Romain Gary. On retiendra aussi qu'au sein d'une filmographie très riche, l'excellent Reflets dans un oeil d'or est un des titres dont il est le plus satisfait, malgré le fait que là encore le studio et les distributeurs l'empêchèrent de le diffuser comme il le souhaitait, dans sa version ambrée. Pour Huston, il s'agissait d'une expérimentation visuelle qui était censée mieux correspondre à l'atmosphère psychologique du film, un peu comme ce qu'il avait tenté de faire sur Moulin-rouge et que les responsables de Technicolor avaient peu apprécié. Le réalisateur y fait également un émouvant portrait de Carson McCullers, l'auteur du bouquin décédée très jeune. 




Roman par Polanski
Rédigées en 1984 — méritant donc aujourd'hui une indispensable mise à jour — ces mémoires se révèlent passionnantes par le luxe de détails dont fait preuve leur auteur. Assurément, sa vie vaut un roman : de la traversée du monde de l'enfance au sein du ghetto de Cracovie au farniente dans les villas de Rome, des années de misère à Paris aux soirées mondaines de Beverly Hills, du Couteau dans l'eau à Tess, en passant par la sanctification hollywoodienne de Rosemary's baby et Chinatown, sans oublier ses démêlés avec la justice américaine, c'est toute l'existence rocambolesque et souvent tragique d'un éternel apatride qui nous est dévoilée ici. 

Avec une plume souvent acerbe, Polanski aborde les différents épisodes de sa vie en toute franchise, citant les amis fidèles, les femmes aimées et perdues, les trahisons et les gros coups de chance. Malgré les avanies de toutes sortes, la passion du métier semble ne l'avoir jamais quitté. Au final, on a là un ouvrage clairement indispensable à la compréhension de l'œuvre d'un des grands cinéastes de notre temps, et l'une des meilleures autobiographies du genre.




Roger Vadim, D'une étoile l'autre
Vadim n'est pas un cinéaste qui m'intéresse plus que ça. Je n'ai du voir qu'...Et Dieu créa la femme, film qui ne me touche guère mais auquel je concède une incontestable importance historique. Même si son audace peut paraître bien dépassée aujourd'hui, son dépoussiérage salutaire a tout de même permis à la nouvelle vague du cinéma français de déferler. Le réalisateur nous confie ici ses mémoires via le prisme de ses relations avec les femmes, au premier rang desquelles ces stars dont il a accompagné de près le début de carrière : Bardot, Deneuve et Jane Fonda

Ce n'est pas vraiment que l'homme s'y donne le beau rôle, il assume au contraire ses faiblesses, mais il témoigne d'un tel sens du détail dans le récit de certains événements passés, que je le soupçonne quand même d'enjoliver pas mal. Le cinéaste se vante d'ailleurs d'avoir anticipé la mode du film de SF qui déboulera avec Star wars, et on peut considérer qu'il s'emballe un peu vite. Au moins en cela s'affirme-t-il comme un vrai conteur. Le bouquin se lit donc très bien, et tous subjectifs qu'ils soient, ses portraits de femme font souvent preuve d'une vraie sensibilité, d'une volonté d'honnêteté. On en retiendra sa complicité conservée avec B.B., le caractère un peu borné de la Deneuve, et la force des sentiments qu'il éprouva pour Fonda. Heureusement on y parle quand même aussi cinéma.




Kirk Douglas, Le Fils du chiffonnier
Face à une carrière aussi monumentale que celle de son auteur, ces mémoires ne pouvaient qu'être abordées avec gourmandise. Et l'on n'est pas déçu tant leur lecture est  agréable, émouvante souvent par l'importance qu'accorde Douglas à son enfance et à ses relations familiales (or il est vrai que ces chapitres inévitables dans un exercice de ce type sont rarement ce qui nous passionne le plus).

L'acteur de The Bad and the beautiful fut aussi producteur, et il aura connu tous les grands bouleversements du système hollywoodien. Il se livre ici avec une générosité certaine, quitte à s'étendre sur des anecdotes de sa vie privée pas toujours passionnantes. Mais c'est surtout l'occasion de réaliser à quel point ce grand monsieur a une filmographie fascinante, marquée par des choix de films et de rôles souvent peu conventionnels, et une implication corps et âme dans le métier.




Groucho Marx, Mémoires capitales
Le titre original c'est Groucho and me. Je n'ose croire que la version française essaie par sa traduction de suggérer une référence au Capital de l'autre Marx (ça n'a aucun sens, c'est nul). Cela étant dit, je suis ressorti relativement déçu de cette lecture. Il est vrai que l'auteur lui-même s'étonne à plusieurs reprises qu'on puisse s'intéresser à la vie des autres et qu'il  avoue écrire sous la pression de ses éditeurs. On mettra évidemment ça sur le compte de l'ironie que l'acteur maniait avec un incontestable génie dans ses films. Mais à l'arrivée, on passe quand même vachement à côté du sujet tant tout ce qui pourrait nous intéresser dans un tel projet de mémoires est mis de côté. 

Groucho relate des anecdotes à l'intérêt franchement inégal de sa vie familiale, de sa vie de galérien du vaudeville et de sa réussite sociale. C'est parfois caustique mais jamais à se rouler par terre. Et surtout, dénué du moindre commentaire sur l'art du comique des frères. Leur carrière cinématographique est abordée de très loin, sans chercher à rendre compte d'une chronologie ou d'une évolution. Ça se lit sans déplaisir mais avec une triste impression de petit gâchis quand même. Encore faut-il savoir ce que l'on était venu y chercher.
  




Klaus Kinski, Crever pour vivre
Éprouvante autobiographie de ce grand acteur qui confirme ici — par son récit comme par son écriture — qu'il était véritablement fou. Mais qu'est-ce finalement que la folie ? Une vue de l'esprit ? une notion relative ? Voilà le genre de question que ces pages pleines de fièvre nous amènent à nous poser. De son enfance miséreuse à Berlin jusqu'à son départ pour l'Amazonie à l'occasion du tournage d'AguirreKinski enchaîne les anecdotes bien scabreuses, fait le portrait d'un monde qui le débecte et qui ne le comprend pas, et expose sans honte ses frasques. 

Arrivé à l'âge adulte, le bouquin devient malheureusement un peu lassant, dans le sens où il finit par ne plus parler que de cul (et pas le sien). Comme l'écrit l'auteur : « Je n'ai jamais oublié une femme, ou une gamine, avec qui j'ai baisé. » S'il ne s'y donne pas pour autant le beau rôle, il tient à en rendre scrupuleusement compte. Sans exagérer, j'en suis ressorti avec l'impression qu'il "baisait" à peu près deux fois par pages, et pas forcément avec la même personne. Du coup, tout ce qui concerne le travail de l'acteur, ses rencontres avec les artistes et les metteurs en scène, est impitoyablement relégué au second plan et j'avoue que ce fut un peu décevant. Si vous cherchez des anecdotes sur Sergio Corbucci ou Werner Herzog, passez votre chemin. David Lean est à la rigueur celui qui a droit à un traitement un peu plus poussé, mais uniquement parce qu'il aura donné à Kinski le goût des Rolls. Néanmoins, le style est assez jubilatoire, à l'image de cet hallucinant interprète.


21 octobre 2014

Mémoires, mes belles mémoires... 2

« La vie humaine — ah ! La vie en elle-même — est poésie. Inconscients, nous la vivons, jour après jour, étape par étape, — mais dans son intangible unité, elle vit, elle nous fait poésie. Loin, bien loin de l'ancienne formule : "faire de sa vie une oeuvre d'art", nous ne sommes pas notre oeuvre d'art. »
Lou Andreas-Salomé, Mon remerciement à Freud



Lou Andreas-Salomé, Ma vie
Hélas pour moi, je crois n'avoir rien lu de Lou. Ce qui fait que son autobiographie n'a pas été évidente à aborder. L'auteur s'adonne en effet à l'exercice des mémoires selon une méthode assez peu conventionnelle, car thématique et non chronologique. Elle reconstitue son parcours en creux, laissant nombre de choses dans l'ombre, évoquant des figures du passé qui sont aujourd'hui un peu oubliées. Le fil n'est donc pas toujours aisé à suivre. Cependant, cette approche par le sensible et par l'esprit donne lieu à de très jolies pages, qui ouvrent souvent à la réflexion. On y découvre une femme libre, qui voyage beaucoup, qui s'efforce de rester fidèle à certaines valeurs, à certaines passions, à ce qu'on pourrait appeler la poésie de l'existence. L.A.-S. aborde également avec une grande intelligence des notions aussi essentielles que le sens de la spiritualité, l'amitié et l'amour. Elle évoque bien sûr aussi son attachement à la terre russe, ainsi que les grands noms qu'elle a fait plus que croiser (Nietzsche, Freud). Son témoignage prend parfois la forme d'une analyse critique, qui s'avère d'autant plus précieuse qu'elle vient de quelqu'un qui a assisté au développement des œuvres et des pensées de ces hommes. Autre force de cette construction, Salomé semble laisser à l'arrière-plan son mari, l'évoquant à peine, ce qui n'a pas cessé de m'interroger. Elle garde en fait pour les dernières pages le moment de parler enfin de lui, et le portrait plein de dignité qu'elle en trace alors suscite une émotion inattendue. Mais les plus beaux passages sont sans doute ceux consacrés à Rilke, qui laissent entrevoir une compréhension assez unique entre deux êtres, entre deux âmes, bien au-delà du "simple" rapport amoureux. Une lecture pas indispensable, donc, mais qui donne tout de même matière à puiser.




Paul Auster, Le Diable par la queue, suivi de Pourquoi écrire ?
L'auteur de Leviathan nous livre ici le récit touchant de ses années de galère, marquées par son rapport à l'argent, sujet trivial mais honnête, angle d'attaque assez puissant pour évoquer à la fois son histoire familiale et la quête de soi-même. De façon évidemment très signifiante, le texte s'achève au moment exact où Auster voit publié son premier livre, sa vraie naissance littéraire que sera la très belle Invention de la solitude, qui flirte précisément avec l'autobiographie. 

Le Diable par la queue se révèle ainsi une lecture d'autant plus précieuse qu'elle affirme plus que jamais le jeu troublant et particulièrement poussé chez cet auteur de confusion entre réalité et imaginaire. Une manière de concevoir la création qui me parle bien.




Stephen King, Écriture, mémoires d'un métier
Un essai passionnant, rédigé avec l'aisance coutumière de l'auteur, qui tient à la fois de l'autobiographie et de la méthode. King y raconte ses débuts où il fut également question de tirer le diable par la queue. Il explique aussi et surtout sa façon de travailler, le soin qu'il accorde à ses intrigues, à ses personnages et surtout à son langage. L'écriture est sa passion, et il en livre un exposé plein de sincérité, donne plein de conseils de bon sens aux apprentis écrivains. La rédaction de cette somme a été interrompue par l'accident de la route qui le laissa bien estropié en 2000, et l'ouvrage s'achève par le récit de ce drame. Un épilogue qui se révèle parfaitement opportun puisque King place ainsi l'écriture comme sa principale raison de vivre, sa planche de salut, et c'est ce qu'elle a été depuis toujours.

C'est donc un bouquin pertinent par la compréhension de son métier dont fait preuve l'auteur, et évidemment riche d'enseignement sur son œuvre littéraire. Et qui plus que jamais — il fallait s'y attendre —  donne envie de s'y replonger.






Michel Leiris, Biffures
L'Âge d'homme était un livre fabuleux. Dépassant de loin le strict cadre de l'autobiographie, Michel Leiris y décidait à trente-huit ans de mettre son âme à nu, avec méthode et poésie. Ces Biffures en sont à la fois le prolongement et la naissance d'un projet qui va donner lieu à ce qu'il appellera par la suite sa "Règle du jeu" : le dévoilement rigoureux de tout ce qui a fait de lui ce qu'il est devenu, l'étude obsessionnelle de sa personnalité, son goût des mots, son interrogation du langage, des signes qui l'ont construit. Leiris conduit cette exploration avec une maniaquerie presque décourageante, puisqu'elle va s'appliquer de préférence aux éléments les plus insignifiants, rapportés par une écriture à la limite de la névrose. Phrases construites comme une ouverture infinie de tiroirs où l'on cherche en vain un point final, mots presque trop parfaitement choisis aux sonorités décortiquées jusqu'à l'abstraction, attachement au détail, digressions incessantes. Rédigées pendant l'Occupation, ces lignes n'évoqueront qu'à peine les sombres événements de l'époque. Le sujet, c'est  l'homme intérieur.

Entre le désir d'une rigueur implacable et l'inévitable ouverture permise par les associations d'idées, le texte est souvent fascinant, certes, mais ce qu'en tire l'auteur est trop rarement communicable au lecteur, tant ce qui s'y dit n'appartient la plupart du temps qu'à lui-même, et on a souvent l'impression qu'il n'écrit que pour lui. Il est d'ailleurs symptomatique qu'à la fin, estimant qu'il a échoué dans son projet, Leiris rédige encore des dizaines de pages pour expliquer qu'il ne peut désormais que se réduire au silence en attendant de mûrir davantage.


« C'est en me répétant certains mots, certaines locutions, les combinant, les faisant jouer ensemble, que je parviens à ressusciter les scènes ou tableaux auxquels ces écriteaux, charbonnés grossièrement plus souvent que calligraphiés, se trouvent associés ; c'est en disposant côte à côte (comme si je visais à les rajuster) ces signes épars ou épaves délavées, que je parviens à tirer de leur immatérialité de fantômes (auxquels c'est à peine si je croyais encore) ces souvenirs sans autre caractère commun que leur capacité d'être ainsi ressuscités, tels des morts se levant à l'appel de leur nom ou au seul énoncé d'une formule dépourvue de signification raisonnable mais par le fouet magique de laquelle ils sont revigorés. »
Michel Leiris, Biffures

14 octobre 2014

Mémoires, mes belles mémoires... 1


Jules Roy, La Vallée heureuse
La vallée heureuse, c'est la vallée de la Ruhr, ravagée nuit après nuit par les bombardiers de la R.A.F. pendant la Seconde guerre mondiale. Roy s'inspire évidemment de sa propre expérience de pilote, encore bien vivace (le livre paraît en 1946). Avec une humilité assez touchante, il rend compte de la dure réalité de ces missions où les hommes trouvent le temps de s'interroger sur la valeur de l'existence, espérant à chaque fois que leur nombre leur permettra par un atroce jeu de pourcentage de passer à travers les tirs de la D.C.A. et des chasseurs ennemis, parfaitement conscients qu'ils bombardent non seulement des objectifs militaires mais aussi des civils, parfois même leur propres concitoyens. 

L'auteur n'abuse jamais du pathos, ne sombre ni dans la mièvrerie ou dans les clichés du soldat tourmenté. Il nous hisse simplement à hauteur d'homme, dans une communauté qui a ses codes, qui sait éventuellement faire preuve de solidarité sans non plus perdre de vue certaines distinctions de classe. Une vraie oeuvre de poète, dont l'intérêt dépasse le seul témoignage historique, et qui vient se ranger dignement aux côtés des récits de son camarade pilote, Saint-Exupéry.





Ernesto Guevara, Voyage à motocyclette
Pour ceux qui, comme moi, apprécient les récits de voyage, voilà un très beau texte, dénué d'artifices comme de prétention, rédigé par Guevara à l'occasion d'une traversée du continent sud-américain en 1952. Il s'agit vraiment la plupart du temps de simples notes. Je ne pense pas que le Che écrivait en ayant en tête une possible publication. On a davantage affaire à un récit proche du journal intime, privilégiant l'anecdote au jour le jour et affranchi de toute exigence narrative. On n'y trouvera par exemple aucun dialogue. Il y a un côté très picaresque dans l'odyssée de ces deux routards qui avalent des kilomètres à moto, en stop, à pied ou en bateau, se débrouillant comme ils peuvent pour dormir et se nourrir, nous offrant au fil des étapes des considérations tantôt touristiques, tantôt sociologiques sur les différents pays traversés, où consciences du passé, du présent et de l'avenir se mêlent. Entre deux crises d'asthmes, entre deux arrêts dans des léproseries, Guevara trace un portrait saisissant de l'Amérique latine, de la réalité du métissage des peuples, et d'une possible évolution de la situation politique qui pourrait éventuellement trouver sa voie dans une révolution. Ceci n'est qu'esquissé, mais rétrospectivement cette intuition prend évidemment un poids tout à fait étonnant.





Wladyslaw Szpilman, Le Pianiste
Il est des lectures qui étouffent toute possibilité de commentaire. Je dirais juste que ce livre est, plus qu'une leçon d'histoire, une leçon de vie, décrivant avec un détachement souvent glaçant la suite de hasards formidables qui a permis à Wladyslaw Szpilman de survivre durant six longues années aux privations, à la peur, à l'horreur et à la mort, dans une ville progressivement réduite à une étendue de désolation, et alors que tout était fait pour annihiler le sentiment de sa propre humanité.

On sait de quoi l'homme est capable, du pire comme du meilleur. Et ce livre, d'une admirable intelligence, évidemment bouleversant, parvient encore à surprendre. La paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Szpilman nous convainc d'y croire encore. Malgré tout, ou plus justement avant tout.