11 juillet 2015

Les Voyages de Spirou & Fantasio

Franquin, La Corne de rhinocéros, 1953
Une aventure très légère menée avec efficacité. C'est surtout une course au "macguffin",  c'est-à-dire une quête-prétexte pour la simple joie des péripéties, et il ne faudra pas se montrer trop exigeant. Le scénario semble improvisé par moments, témoignage d'une élaboration de type feuilletonesque qui était vraiment la façon de faire en ce temps-là au Journal de Spirou (même sentiment à la relecture des premières aventures de Johan par Peyo). Par sa finition également, l'album laisse deviner les conditions de travail alors en vigueurGraphiquement, on sent que Franquin était contraint par d'impitoyables délais, qu'il lui fallait pisser de la planche chaque semaine. Le dessin est un peu vite exécuté, le lettrage déborde, le coloriste bave.

Mais tout est relatif, ça reste du Franquin, donc un régal de chaque case. Si on n'est pas encore pleinement entré dans l'âge d'or de la série, on savoure néanmoins le charme délicieux de l'époque ici restituée (les dialogues, la course au scoop, les relations hommes/femmes).




Franquin, Le Voyageur du Mésozoïque, 1957
Passée une exotique introduction, l'intrigue se révèle follement dérisoire, prétexte là encore à un enchaînement de scènes burlesques assez hénaurmes, de drôleries et de catastrophes. Franquin s'amuse comme un petit fou et son lecteur avec. Il en profite pour caser quelques éléments satiriques jubilatoires sur l'armée, les scientifiques pourvoyeurs d'armes de destruction, les associations humanitaires, la bêtise provinciale, bref, toute une philosophie qui s'exprimera avec plus de franchise encore dans les futurs Gaston Lagaffe. Enfin la présence du Marsupilami est toujours un plus appréciable, surtout lors du face à face entre le petit animal et le gigantesque dinosaure au regard débile. Le rôle de Fantasio ne manque pas de piquant également, réduit à l'inaction par un rhume carabiné. 

Un second récit est proposé dans le même album, bien plus abouti, scénarisé par Greg : La Peur au bout du fil. Le Comte de Champignac y avale par erreur les résidus d'une potion et se transforme en effroyable vilain, assommant les passants, et leur disant « zut ! », animé d'un rire démoniaque. C'est très rigolo, surtout lorsque le rythme s'accélère. Je crois que c'est là que Jidéhem assurait pour la première fois le dessin des décors. Armé de ces nouveaux talents qui vont apporter une redoutable efficacité à son travail, Franquin passera à la vitesse supérieure dès l'album suivant, Le Prisonnier du Bouddha. Une merveille que je considère comme l'un des plus beaux de la série.




Franquin, Bravo les brothers, 1965
Bravo les brothers, c'est un récit court qu'on trouvait jusqu'ici en complément du tout dernier album consacré au groom par Franquin, le délirant Panade à Champignac. On est en fait bien plus ici dans une histoire de Gaston que dans une aventure de Spirou et Fantasio, puisqu'il s'agit d'une avalanche de gags fabuleusement ouvragée qui se déroule dans les locaux de la rédaction. Pour moi, ça reste un des mes plus gros fous rires de lecteur. Par un ébouriffant geste d'anarchiste, Franquin met en quelque sorte fin à une de ses plus belles créations en un incroyable feu d'artifice qui désacralise nos idoles. L'irresponsabilité qui règne ici à quelque chose de délicieux, sans doute parce qu'elle capture quelque chose qui est proche de l'enfance.

Engagé depuis plusieurs années dans une admirable démarche de valorisation de son patrimoine, l'éditeur Dupuis a fait le choix aussi improbable que génial de mettre ce récit à l'honneur dans un superbe album. Au programme : réédition de la bande dessinée dans une qualité d'impression optimale, fac-similé des planches originales, et exégèse ultra-pertinente et complète qui aborde aussi bien la vie et l'œuvre de l'auteur que le contexte éditorial de cette production. Un superbe cadeau pour tous les fans.




Tome & Janry, Le Réveil du Z, 1985
En reprenant les rênes d'une franchise qui menaçait alors de sombrer dans une relative médiocrité, Tome et Janry y apportèrent ce qu'on peut raisonnablement qualifier de sang neuf, entre respect du travail des aînés et plongée virtuose dans un irrévérencieux postmodernisme. Le tandem, assisté à l'occasion des excellents Gazzoti et Stéphane De Becker, a signé ainsi quelques albums réjouissants, bénéficiant d'un sens du cadre et de l'ironie savoureux, et qui n'ont certainement pas à rougir de la comparaison avec les meilleurs Franquin. 

Ce volume-ci est sans doute un de leurs plus délirants. On pourrait dire que c'est un peu leur Panade à Champignac. Zorglub (ou plutôt son descendant nabot) et voyage temporel sont de la partie. Et on obtient à l'arrivée un incontestable bijou, bourré d'idées, de gags, et d'action, parfaitement inspiré de la première à la dernière case, jamais hésitant ou laborieux. Les auteurs arrivent à caser un nombre incroyable d'événements, avec un découpage parfaitement maîtrisé qui en fait un modèle de rythme. Et puis on y croise l'hilarant Snouffelaire, créature farfelue imaginée dans le tome précédent, L'Horloger de la comète. Le dessin est véritablement excellent, même s'il reste encore en deçà de ce que fera Janry lorsqu'il assurera seul cette tâche, culminant sur le diptyque La Frousse aux trousses/La Vallée des bannis. Pour la petite histoire, j'ai découvert le travail du duo avec ce dernier. Moi qui en était resté à Nic et Cauvin, on imaginera sans mal la grosse claque reçue à la découverte de ce graphisme d'une classe folle, l'originalité de la mise en couleur et la folie du scénario. 





Tome & Janry, Luna fatale, 1995
Avant-dernier opus du génial duo, en forme d'avant-dernière levée des tabous. Sympathique rappel de Spirou à New York, l'histoire se passe pour l'essentiel dans la grosse pomme et plonge Spirou, Spip et Fantasio au cœur d'un impitoyable affrontement entre les triades chinoises et la mafia italienne aux ordres de Vito Cortizone. Rondement menée, l'intrigue est riche en gags irrésistibles et situations aussi cocasses que les méchants sont bêtes. Dessin et découpage sont toujours aussi éblouissants, tandis qu'aux couleurs De Becker signe peut-être là son chef-d'œuvre, créant des atmosphères dramatiques particulièrement originales. Mais ce qui va distinguer ce 45e volet, c'est le jeu délicieux avec l'image de Spirou. Une démystification du personnage entamée ici et qui culminera avec ce courageux album du non-retour qu'est Machine qui rêve.

Interrogeant certaines conventions du neuvième art, les auteurs abordent ouvertement la dimension (a)sexuelle du héros de bande dessinée. Forcément chaste et vierge de désir, Spirou est désormais confronté à une brochette de filles sexy. Les dialogues abondent en allusions salaces digne des comédies d'Howard Hawks et les charmantes mais inoffensives Seccotine et Ororéa semblent soudain bien loin. Cette volonté de remise en question est à coup sûr le pendant d'une certaine lassitude qui allait amener le duo à quitter le navire, pour le meilleur... comme pour le pire (Janry est-il définitivement perdu pour le neuvième art ?). Et il faut bien avouer que depuis leur défection, Dupuis s'empêtre dans une direction éditoriale confuse qui semble davantage guidée par des études marketing.






Frank Le Gall, Les Marais du temps, 2007
Inscrit dans une collection de one-shots parallèles à la série désormais dite "officielle", ce tome est visuellement un régal. L'élégance du trait, le soin accordé aux décors, le travail très sobre sur les couleurs, tout ces éléments procurent un réel plaisir de lecture. Il n'en va hélas pas de même du scénario qui ne tient pas la distance. Rejouant en quelque sorte la formule du Réveil du ZLe Gall nous embarque à nouveau pour un voyage dans le temps en compagnie de Zorglub. Mais l'intrigue se met très laborieusement en place, avec des scènes d'exposition bien bavardes qui donnent l'impression de gâcher de la page qui aurait pu être consacrée à de la vraie aventure. Or, même après, ça ne bouge pas beaucoup. Spirou et Fantasio n'ont quasiment rien à faire de toute l'histoire, se contentant de subir l'action, de vadrouiller en attendant que Champignac trouve une solution un peu trop facile à leur problème. Même le retour de Zorglub se fait sans panache. Le pire étant atteint avec un personnage de gamin surdoué qui débarque de nulle part pour tirer nos héros d'une inextricable situation.

L'humour, reposant sur la confrontation avec les Parigos du XIXe siècle, arrache quelques sourires bienveillants, mais qu'on est loin du rythme et de la grâce de l'ère Tome & Janry, sans même remonter à Franquin & Greg ! Le Gall semble vraiment s'être contenté d'un  simple concept et de diluer la sauce pour boucler ses cinquante pages, se faisant plaisir sur l'atmosphère. À force de respect pour ses idoles, le créateur de Théodore Poussin aboutit à un résultat assurément sincère et digne, mais tiède. Et ses quelques audaces (Spirou qui jure) sont peu convaincantes. Bref, un bel emballage pour une aventure guère mémorable.





Fabrice Parme & Lewis Trondheim, Panique en Atlantique, 2010
Trondheim s'était déjà fendu quelques années plus tôt d'un hommage jubilatoire mais officieux au génie d'André Franquin, avec sa formidable aventure de Lapinot en groom, L'Accélérateur atomique. On ne pouvait donc que se réjouir à l'idée de le voir œuvrer officiellement au service de la série. Le résultat est à mes yeux tout bonnement génial. Le trait fascinant d'élégance et de dynamisme de Fabrice Parme et l'inventivité débordante de Trondheim s'associent pour un récit burlesque au possible et rempli jusqu'à la gueule de rebondissements. On est pris par le rythme d'une intrigue infernale jouant qui plus est de façon virtuose avec l'unité de lieu. On s'esclaffe des quiproquos, de la loufoquerie des situations, de l'esprit des répliques.

Trondheim a de plus la bonne idée de ne pas céder au réflexe nostalgique et exploite vraiment Spirou en tant que héros pressé de toutes parts pour réparer les catastrophes. Parme conserve le charme de l'esthétique fifties comme un clin d'œil assumé à la meilleure période de la série (ce regard dans le rétroviseur est curieusement celui qui réussit le mieux aux auteurs sollicités pour alimenter la série parallèle). Un album franchement irrésistible.

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