18 septembre 2015

Trois Céline

Mort à crédit, 1936
Sous ce fort beau titre digne d'un polar de la Série Noire de Gallimard, se cache en réalité le deuxième roman de l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Avec ce titre, Louis-Ferdinand Céline avait lâché une première bombe sur la littérature mondiale, qui ne s'en relèvera jamais plus. La déflagration fut cependant telle qu'elle finit par faire un peu d'ombre au reste de son œuvre, pourtant pas moins impressionnante, jusqu'à ce que ses pamphlets achèvent de le rendre infréquentable. 

C'est pourtant ici que l'on va assister, page après page, au ciselage du style célinien, qui aboutit à une forme finalement assez différente de celle du Voyage. Ce n'est plus seulement la langue qui est bousculée, c'est aussi la phrase. Et avec elles, inévitablement, le lecteur. L'expérience teste en quelque sorte l'endurance de ce dernier, et si elle se révèle aussi épuisante que passionnante, c'est précisément parce qu'on assiste à la naissance d'une langue. C'est l'accumulation des "trois petits points", des exclamations et bien sûr du mélange d'argot et de néologismes phonétiques, qui composent au final le sens de ce qui nous est donné à lire. Le fond n'est heureusement pas en reste, et l'histoire de Mort à crédit s'apparente à un conte formidable, une immersion épique dans l'enfance de l'auteur. La confrontation qui en découle entre l'innocence et les rêves des enfants (petits ou grands), et la violence et les mensonges du monde adulte apporte une saveur sans équivalent à ce roman qui occupe vraiment une place particulière au sein de l'œuvre de l'auteur. Chronique de son séjour en Angleterre, Guignol's band  fonctionne de la même manière, mais sera comparativement peut-être moins attachant.





Féérie pour une autre fois, 1952
Un bouquin en forme de pavé dans la gueule tant Céline semble plus que jamais déborder d'inspiration, et qu'il s'agit ici de cesser de lutter contre toute tentative d'en canaliser les débordements. L'auteur y raconte dans un style plus que jamais gagné par la fièvre ses conditions de détention après la guerre, apostrophant le lecteur au passage sans pour autant faire son mea culpa, renvoyant plutôt chacun à sa propre culpabilité. 

Le livre est surtout mémorable pour ce morceau de bravoure littéraire qu'il propose dans toute sa seconde partie, mettant en scène l'hallucinant récit d'une nuit de bombardement sur Paris, où soudain les lois de la physique semblent réinventées. Les immeubles se retrouvent dans le ciel, les rues fondent comme un torrent de lave, une dangereuse démence s'empare des voisins. Céline prétend tout consigner avec authenticité et en même temps décrit des visions fantastiques et improbables. Le monde est devenu fou, les situations grotesques contaminent la réalité, le plus petit détail devient un épisode d'épopée, et le verbe de Céline fait plus que jamais corps avec le signifié, véritable matière physique que l'artiste détruit puis reconstruit pour créer un autre monde.





D'un château l'autre, 1957
La partition est au point. On retrouve ici la formidable petite musique célinienne, toujours aussi passionnante à lire dans sa façon de mêler autobiographie et fantaisie, portraits grotesques et scènes terrifiantes, burlesque et tragédie et où l'ironie n'est jamais absente. C'est d'autant plus destabilisant que Céline parvient à nous convaincre qu'il est animé par le désir de livrer un témoignage vrai, pour tordre le cou aux mensonges qui l'auraient injustement condamné. 

La lecture se transforme alors en une expérience qui fait voyager par toute une série d'émotions contradictoires. L'auteur évoque surtout ici la petite communauté de collabos réfugiés à Siegmaringen pendant la débâcle de 1944. La guerre et l'après-guerre ont pu assurément rendre les hommes et le monde fou, et donc permis que ce qui est raconté se produise réellement. De quel droit pourrait-on en douter, remettre en cause les images fantasmagoriques restituées ici ? C'est un livre impitoyable et fou.

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