29 janvier 2016

Ode à Hermann

Comanche, 1969-1983
Né en 1938, Hermann fait son entrée officielle dans le milieu grâce à Greg, un pilier de la bande dessinée franco-belge qui, à l'instar d'un Goscinny (pour Pilote) ou d'un Raoul Cauvin (pour Spirou) a scénarisé à tour de bras, formant ainsi de nouvelles générations d'auteurs. Après quelques bouts d'essais pour Le Journal de Tintin (courts récits du genre Oncle Paul), Hermann se voit donc confier par Greg sa première véritable série : Les Aventures de Bernard Prince

Puis c'est Comanche, un western dont le rôle-titre est tenu par une femme, farouche propriétaire de ranch. Au départ fortement influencée par le style de Giraud, le prolifique Hermann va véritablement y prendre ses marques. La série commence de manière traditionnelle avant de trouver un ton progressivement plus adulte. Hermann parvient à imposer de plus en plus sa personnalité sur les histoires, avec son goût pour les personnages désabusés (ici, le cowboy Red Dust). 




Jeremiah, 1979-2015
Il lui faudra un certain courage pour s'affranchir définitivement de la tutelle de Greg. Formé à bonne école, l'artiste a trouvé sa voix et ne craint plus d'assumer désormais seul le scénario. Il se lance ainsi dans sa propre série : Jeremiah. Dans cet univers post-apocalyptique proche de celui illustré la même année par le Mad Max de George Miller, Hermann réinvente les codes du western. C'est une série qui m'est particulièrement chère, qui a notamment donné lieu à de véritables pépites (Un hiver de clown). On s'y plaît à retrouver ces deux antihéros que sont Jeremiah et Kurdy, comme deux vieux copains à nous dont on suit les brouilles et réconciliations, et qui nous permettent de traverser ce monde hostile avec un peu de courage, même si sans réel espoir de voir les choses s'améliorer. 

Hermann s'y révèle dialoguiste génial, et metteur en scène virtuose capable de plonger le lecteur dans un suspense à l'efficacité cinématographique (quitte à tourner à l'exercice de style comme dans Fifty-fifty qui ne raconte finalement rien et n'est qu'une démonstration jubilatoire de la pleine maîtrise de l'auteur). Et derrière le divertissement de l'aventure, la parabole n'est jamais loin, et chaque tome est l'occasion d'une nouvelle dénonciation des lâchetés humaines, des impostures tantôt politiques tantôt religieuses. Si son talent déborde à chaque page, son inspiration ne sera donc pas en reste puisqu'il va réussir à mener de front cette passionnante épopée avec ce que je considère comme une des plus belles créations du neuvième art...




Les Tours de Bois-Maury, 1984-1994
Commencé dans les années quatre-vingt, le premier cycle des Tours de Bois-Maury compte dix albums. Hermann s'y lance un courageux défi : réaliser une grande fresque historique sur le Moyen-Âge, loin des clichés, mêlant l'épique à l'intimiste. Dans chacun de ses opus, il parvient en effet à installer une intrigue totalement prenante. En quelques cases, les personnages et les enjeux qui les animent sont posés, laissant suffisamment de champ à l'imagination du lecteur pour combler les ellipses et les non-dits. Aucun manichéisme, aucun héroïsme déplacé. Nulle volonté d'idéaliser. 

Si le protagoniste est bien Aymar de Bois-Maury, chevalier errant qui rêve de reconquérir ses terres (ici évidemment l'objectif compte moins que le chemin qui y mène), chaque tome porte le nom d'un personnage secondaire, comme s'il s'agissait d'aborder l'histoire par la tranche. On recroise à l'occasion ces destins souvent tragiques, ces portraits d'hommes et de femmes qui aiment, souffrent, vivent et meurent. Nous sommes à l'époque des croisades, de l'ouverture à l'Orient, des pèlerinages, des constructions de cathédrales, toutes ces gloires qu'a retenues l'Histoire en oubliant parfois ceux qui les vécurent en marge. Apothéose de ce parcours, le dernier volet de ce premier cycle, Olivier, est à lui seul une bouleversante expérience de lecture.

Hermann reconstitue ces temps lointains avec un grand soin, tant du point de vue des décors et accessoires que du langage et des modes de vie. Il nous offre ici sans doute un des plus justes témoignages sur cette période faite de boue et de sang. Sa vision me touche finalement davantage que celle proposée avec pourtant le même souci d'authenticité par Bourgeon sur Les Compagnons du crépuscule. Chez Hermann, le trait est plus chaleureux, sensuel même. Son sens du découpage est prodigieux dans les séquences d'action, comme dans les moments de contemplation. La nature y est magnifiée comme rarement, notamment grâce à la mise en couleurs de Fraymond




Sarajevo-tango, 1995
Un tournant se produit en 1994. Écœuré par la guerre qui fait alors rage en Bosnie sous les yeux impuissants d'un Occident bien-pensant, Hermann décide de s'impliquer à sa manière et livre un album comme un cri de colère. Ce sera le one-shot Sarajevo-tango, mélange audacieux de bande dessinée engagée sous des dehors de polar exemplairement mené, qui en plus n'hésite pas à basculer à l'occasion dans la satire. Hermann y change soudainement sa manière de dessiner, passant à la couleur directe appliquée directement sur ses crayonnés. Son style gagne une nouvelle liberté. 

Il conservera cette technique sur toutes ses autres parutions, poursuivant encore aujourd'hui une carrière follement prolifique, même si je l'ai un peu perdu de vue. De nouveaux tomes de Jeremiah paraissent régulièrement, il a relancé un nouveau cycle de Bois-Maury, collabore sur des one-shots en solo ou avec d'autres (son fils Yves H. mais aussi Van Hamme), ce qui donne à l'arrivée facilement une à deux publications par an. La virtuosité du dessin et du découpage est intacte, et les sujet toujours aussi audacieux. Je ne désespérais pas qu'il obtienne enfin un jour le Grand prix de la ville d'Angoulême, consécration plus que méritée même s'il n'est pas du genre à courir après ce genre d'honneurs, bénéficiant déjà des faveurs d'un lectorat fidèle.



26 janvier 2016

Du no future en bande dessinée

Jamie Hewlett & Alan MartinTank girl, 1988-1995
Avant que son style devienne mondialement identifiable suite au monstrueux succès du groupe GorillazJamie Hewlett réjouissait déjà une frange de fans non négligeable. Conçue avec la complicité d'Alan Martin au scénario, Tank girl n'a eu besoin que d'une poignée d'années pour imposer un univers, une esthétique et un ton sans équivalents. La série eut même sa petite heure de gloire en 1995 avec la sortie sur les écrans du film éponyme de Rachel Talalay avec Malcom McDowell, Iggy Pop ou encore Naomi Watts. Cette adaptation fit à sa sortie un méchant bide, néanmoins ce fut à cette occasion que l'éditeur Vents d'ouest eut l'heureuse idée de rassembler les nombreux épisodes de la bande dessinée prépubliés par feue la revue Gotham. Le recueil souffre néanmoins d'une traduction un peu trop zélée, et j'ignore si celle-ci a été revue lorsqu'Ankama a proposé quinze ans plus tard sa propre compilation. 

Entre le délire non-sensique des histoires et des personnages, et la virtuosité déjà affirmée du dessin de Hewlett, la lecture de ces pages est un régal qui se renouvelle carrément à chaque case, dans un noir et blanc délicieux à détailler. On s'inquièterait presque de la santé mentale d'auteurs capable de pondre des épisodes qu'on croirait écrits sous acide, impossibles à résumer et aimant pratiquer la mise en abîme, avec adresse au lecteur, improvisation de chute, etc. L'univers dépeint propose un croisement explosif entre Chuck Jones et Mad Max. Au début, si notre héroïne — incroyablement grossière sans jamais perdre pour autant sa féminité, avec son look qui tue — est effectivement aux commandes d'un tank destructeur au cœur du bush australien, et partage son pieu avec un kangourou mutant, par la suite ça devient du n'importe quoi punk en roue libre et à haute valeur jubilatoire.



Jano, Gazoline et la planète rouge, 1989
Avec Jano c'est un peu toute une époque révolue qui ressurgit. Celle de la BD alternative des 80's, de Métal hurlant et L'Écho des savanes, de TramberDodo et Ben Radis. Des artistes dégagés de l'influence de leurs aînés, pratiquant l'irrévérence et l'iconoclasme avec une fraîcheur bienvenue. Au fil de ses bandes, des coups de cric de Kebra le rat de banlieue, à la belle vie en terre africaine de Keubla le rat bourré au kif, le style de Jano s'est affirmé, jusqu'à être capable d'une finesse de trait presque maniaque, qui culminera avec ses superbes carnets de voyage, loin du style trash de ses débuts. 

Réalisé en 1989, Gazoline et la planète rouge s'inscrit dans le prolongement direct de l'album Le Zonard des étoiles, qui mettait en scène Kebra paumé dans un univers de SF bien destroy. Dans cette nouvelle aventure, Gazoline est une héroïne pleine de ressources et qui n'a pas froid aux yeux lorsqu'il s'agit de faire face aux pillards comme aux vicelards qui la convoitent. Elle se débrouille pour survivre dans un monde sans foi ni loi, au sein d'une planète à l'apparence désertique couverte de cactus, qui devient soudain la proie d'une invasion d'aliens cannibalesParu à l'origine chez Albin Michel, l'album donne parfois l'impression de remplir le cahier des charges propre à l'éditeur avec quelques scènes de cul certes marrantes mais un peu forcées. Science-fiction oblige, Jano invente ici tout un bestiaire incroyable et coloré et mène son récit sur un rythme enlevé. L'argot est toujours très présent et on se délecte des trouvailles de langage de chaque bulle. On appréciera de même le soin du détail dans les vêtements, la crédibilité des décors tant naturels que mécaniques, l'ampleur des scènes d'affrontement, l'esthétique colorée des cieux pareils aux motifs de tissus africains, le travail inspiré sur la mise en page grand format.





Ivan Brun, No Comment, 2008
Grosse baffe, donnée avec autant de rage que de désespoir. Brun nous propose ici un voyage inconfortable et très décapant dans le no future, en une suite d'histoires courtes et muettes dressant le désolant tableau d'un monde qui ressemble trop bien au nôtre. L'auteur impose à chaque planche un découpage rigoureux, semblant ainsi exposer méthodiquement les évolutions logiques et impitoyables de la loi du marché, dans toutes les strates de la société et dans tous les pays, avec une réelle volonté d'aboutir à un propos universel, volonté appuyée précisément par l'absence de dialogues et le recours aux idéogrammes.

Il y est question d'écologie, de télé réalité, de misère sociale, de corruption comme d'oppression. Et c'est fait sans pour autant déboucher sur une morale, on est dans le constat froid, clinique, à peine exagéré. Le tout emballé par des trouvailles graphiques et un goût du détail carrément affolant, dans un style qui n'est pas sans évoquer certains auteurs indépendants américains maniaques des petits traits. C'est sans doute l'une des bandes dessinées les plus dérangeantes que j'ai lues, vers laquelle on ose à peine revenir, ou alors en tremblant. Auteur discret, Brun semble avoir ici déjà tellement livré de choses qu'on n'a plus trop eu l'occasion depuis de voir d'autres ouvrages signés de son nom, l'artiste préférant apparemment plutôt se consacrer à la peinture.

22 janvier 2016

Walt Disney pictures presents : Pixar (1995-2004)

Toy story 2, John Lasseter, 1999
Au-delà de son indiscutable importance historique, le premier Toy story réalisé par John Lasseter en 1995 tient encore le coup, et a déjà tout d'un classique. Le film parvient en effet à faire totalement oublier la technologie inédite qu'il employait alors pour mettre en avant son histoire et ses personnages. Pixar s'est ainsi imposé comme un studio de véritables conteurs, pliant l'outil informatique selon les exigences d'un scénario solide. 

Après l'excellent A bug's life (1001 pattes), délicieux mix entre Maya l'abeille et Les Sept samouraïs, Lasseter enchaîne avec la suite de son titre de gloire, qui reste à mon sens le film le plus équilibré du studio tant dans son humour que dans ses idées. Maniant avec autant de bonheur le pastiche, la parodie, la nostalgie et l'action, ce deuxième volet est un spectacle réjouissant. Les gags sont non seulement nombreux mais irrésistibles, le récit ne connaît pas de temps morts et ne manque pas de poésie. Le scénario extrêmement malin développe sans lourdeur une réflexion bien plus poussée que dans le premier film, sur le rapport entre le jouet et son propriétaire, et plus largement sur nos différents liens à l'enfance, celle dont on s'éloigne, celle qu'on retrouve. Le film pose sans en donner l'impression toute une série de questions assez vertigineuses mais avec toujours des solutions visuelles purement cinématographiques, exploitant à fond les rapports d'échelles entre monde des jouets et monde des humains. Et le rendu de ces derniers est lui-même bien plus convaincant que dans l'opus 1. Quant on pense que cette suite fut dans un premier temps destinée au marché vidéo. Mais le studio n'est manifestement pas capable de faire dans le sous-produit, et la qualité du film surpasse celle de ses prédécesseurs.




Monsters, inc. (Monstres et Cie), Pete Docter, David Silverman, 2001
Quatrième long-métrage Pixar, produit sous l'égide de Disney. Il faut se rendre à l'évidence : c'est complètement fou de posséder en son sein autant de talents. Le film respire l'intelligence dans chacun de ses choix. L'histoire est vraiment originale et agréable à suivre, l'humour fonctionnant par touches plus ou moins discrètes qu'une seule vision ne suffit pas à percevoir. En effet, la quantité de créatures curieuses qui se baladent dans les arrière-plans est phénoménale, tandis que Mike l'œil sur pattes est doté d'une logorrhée verbale telle qu'on ne saisit pas forcément toutes ses vannes dès la première écoute. Un revisionnage m'a par exemple permis de découvrir ce gag assez barré lorsque Mike et Sulli se retrouvent chez l'abominable homme des neiges. Celui-ci leur sort des cornets de glace jaunes qui inspirent à Mike une expression dégoûtée. Le yéti s'empresse de le rassurer en disant qu'il s'agit de glaces au citron...

Le rythme du film est particulier, consistant pour une grande partie en un jeu de cache-cache dans les couloirs de Monsters, inc. Et comme c'est pratiquement toujours le cas chez Pixar depuis Toy story, on nous réserve un numéro de bravoure en guise de climax, avec ce ride jouissif sur les portes, séquence d'action littéralement ébouriffante et encore pleine de gags, les personnages franchissant les portes pour se déplacer. La réalisation est impeccable, sans effets superflus. L'animation est impressionnante, autant par le réalisme de la fourrure de Sulli que par la capacité du studio à rendre expressif un personnage monoculaire. D'ailleurs tous les designs des monstres sont réussis et vraiment rigolos. La musique jazzy de Randy Newman emballe le tout avec une grande classe et le bêtisier du générique de fin est comme toujours bienvenu.

Mais la véritable réussite du film réside sans doute dans le personnage de Bouh, gamine complètement craquante dont les gestes et expressions ont été particulièrement soignés ainsi que son langage : on ne comprend pas ce qu'elle dit, parce qu'on est invité à adopter le point de vue des monstres. Il faut dire que les doubleurs sont tous excellents et apportent beaucoup de personnalité aux personnages. On notera notamment les noms de John Goodman, Billy Crystal, Steve Buscemi, James Coburn, Jennifer Tilly et Frank Oz. C'est peu de dire que le film s'achève sur une note absolument poignante, entre les yeux humides de Sulli et l'inoubliable tout dernier plan. Bref, humour, rythme et émotion au rendez-vous, que demander de plus ? On trouvera dans l'excellent DVD du film un court-métrage hilarant avec Sulli et Mike, intitulé Mike's new car, ainsi que les storyboards animés de concepts abandonnés qui montrent que le film devait être assez différent à la base (Sullivan n'étant qu'un ouvrier de bas étage se rêvant champion des scary monsters, tandis que Mike était l'assistant de Randall, le méchant caméléon). 





Finding Nemo (Le Monde de Nemo), Andrew Stanton, 2003 
De tous les Pixar vus, celui-ci reste celui qui m'a semblé le plus anecdotique, celui devant lequel mon enthousiasme est resté contenu. La linéarité de l'histoire ne m'a pas vraiment passionné, fonctionnant comme une suite de rencontres épisodiques à la légéreté très ciblée vers un public enfantin. Visuellement, les fonds sous-marins ne sont pas ce qu'il y a de plus variés, et même si le rendu est convaincant, ce n'est pas particulièrement réjouissant pour l'œil. 

Mais ça reste incontestablement un spectacle de très haute volée, et malgré les grosses ficelles conviées, je ne peux m'empêcher d'être saisi par l'émotion que cette quête du fils peut susciter. Plus gros succès du studio, Finding Nemo va l'air de rien confirmer que la technique du dessin animé en 3D doit s'imposer dans le monde entier. Désormais tous les gros studios d'animation hollywoodiens vont basculer à la 3D, de Disney à Dreamworks, condamnant sans appel l'industrie de l'animation traditionnelle.





The Incredibles (Les Indestructibles)Brad Bird, 2004
Voir ces super-héros en action fut un pur plaisir. Du combat contre la machine ingénieuse (dont la super-invincibilité n'est pas sans rappeller l'arme ultime qu'était aussi le Géant de fer), aux surfs sur glace de Frozone, de la course dans la forêt de Flèche, aux déanchements sensuels d'Elastigirl, on en prend plein les yeux et on finit la bave aux lèvres. Le film est magnifié par le superbe character design. Madame Indestructible est tout à fait charmante, tandis que la fille, par ses grands yeux, ses longs cheveux noirs, sa conscience de freak et son corps filiforme n'est pas sans évoquer certaines créations burtoniennes. Les expressions et les attitudes du personnage de Syndrome en particulier sont à tomber par terre, et l'ensemble est brillamment soutenu par les doubleurs. Et pour avoir vu les deux versions, je ne peux que féliciter le soin accordé par Disney à la VF. Je ne sais pas si ça a été fait consciemment, mais j'ai parfois vraiment eu l'impression que le film s'efforçait de ressembler à de l'animation en volume, tant la 3D est réussie. L'esthétique des décors, très 60's est un autre cadeau pour le spectateur. Sans parler de la beauté de la jungle.

Mais si ce film obtient tout mon respect, c'est par le travail incroyable de Brad Bird en tant que metteur en scène. Ce monsieur possède un sens de l'image proprement prodigieux. Usant à bon escient d'une grammaire parfaitement maîtrisée (passages type caméra portée, travellings de fous, raccords dans le mouvement plein de grâce), certains enchaînements de plans, certains cadrages sont époustouflants, profitant pleinement de la technique numérique sans abuser de ses possibilités, créant un dynamisme d'une maîtrise rare. Enfin, le score de Michael Giacchino, rendant clairement hommage à un style de films cools tels que pouvaient les accompagner John Barry, Henry Mancini ou Lalo Schiffrin, est démentiel. Véritablement révélé avec ce film, le compositeur entrait ici définitivement dans la cour des grands.

Si l'émotion est moins conviée que dans le bouleversant Géant de fer, elle n'en reste pas moins présente, et on peut vraiment louer Bird pour avoir su rendre cette famille si vite attachante. Les voir enfin réunis et se témoigner leur affection réciproque face au danger, est tout a fait touchant. De même toute la dimension critique liée au statut du super-héros, à sa difficile intégration dans la société, est exploitée avec intelligence et justesse, tout en restant dans les limites contractuelles du divertissement. Le film ayant été un carton commercial, qui plus est unanimement célébré par la critique, je ne m'explique toujours pas qu'une suite n'ait pas été entreprise. Pixar comme Disney ayant montré très tôt qu'ils ne sont pas du genre à s'en priver.




      

20 janvier 2016

Bandes dessinées singulières (au pluriel)

Vincent Hardy, Insolitudes, 1984-1994
S'il est bien une expression aujourd'hui galvaudée jusqu'à l'écœurement, c'est celle de "culte". Et s'il est bien une œuvre de bande dessinée qui mérite cette appellation, c'est celle de Vincent Hardy, le créateur d'Ashe Barrett. Cet artiste de génie est sans doute une des figures les plus mystérieuses du neuvième art. Hardy est mystérieux parce que ses ouvrages sont aujourd'hui épuisés et ne se trouvent qu'à grand peine dans les bacs des vendeurs d'occasions. Il est mystérieux parce qu'il semble avoir complètement disparu de la circulation. Mystérieux enfin parce que trop peu de gens semblent le connaître et parce que la source de son inspiration demeure une merveilleuse inconnue (les substances psychotropes ne peuvent tout expliquer). 

Publié sans grand succès en 1984, Insolitudes connut dix ans plus tard un prolongement encore plus fabuleux avec un deuxième volume cette fois tout en couleurs. Il s'agissait dans les deux cas de concevoir un vaste terrain d'expérimentations dépassant de très loin les frontières de l'absurde, d'édifier avec une patience pathologique un laboratoire qui servirait de théâtre au profit d'un démontage décoiffant des codes du langage et de la narration. La folie du dessinateur, que rien ne semble pouvoir arrêter, s'exprime ici via des architectures démentes, des inventions lexicales éblouissantes et un goût pour les détails proprement inhumain. C'est une toute nouvelle logique qui est donnée au lecteur, une leçon de philosophie franchement déstabilisante et réellement jubilatoire. Et l'on parcourt chaque nouvelle page entre hilarité éclatante et admiration muette. Retrouvez-y les aventures de Jupur Brosbaldo dans son combat contre un bruit étourdissant (au sens propre), instruisez-vous grâce aux textes du Sahib, chef-d'œuvre absolu qui propose une exploration vertigineuse du pourcentage non utilisé du cerveau humain. Courrez, guettez, acquérez. Vous n'en reviendrez pas.




Massimo Mattioli, Superwest, 1986
Il est temps de rendre hommage à un des plus importants représentants de l’idiotie en bande dessinée, genre dans lequel excellait également Charlie Schlingo. Les lecteurs de Pif se souviennent peut-être encore de Pinky le lapin rose, reporter photographe, tandis que les fans des Simpsons se délectent toujours des sanglantes facéties de Itchy et Scratchy ignorant ce que Matt Groening doit à Squeak The Mouse. 

Nourri à la sous-culture occidentale (c’est-à-dire américaine) qu’il régurgite pour mieux en révéler le mauvais goût latent, Massimo Mattioli donne dans la BD punk. Écrivons-le donc : l’âme sensible que nous ne sommes pas sera sans doute révulsée à la lecture de ce Superwest. Les personnages de Mattioli sont des animaux dans le plus pur style cartoon rond et rassurant aux couleurs pop. Mais bien vite, la crudité de leur langage, l’ultra-violence de leurs actes nous amène à réaliser qu'ils s'inscrivent dans un tout autre registre. Et c'est dans un monde où règnent le sexe et le sang, que seul Superwest «the tutti frutti superhero» semble apte à s’opposer avec succès et chasteté à cette décadence. 

Entre autres forces du mal, notre héros devra affronter un savant fou communiste qui fait fondre le macadam, un producteur de porno psychopathe, Riri, Fifi et Loulou en braqueurs de banque, un scanner échappé de chez Cronenberg, ou encore des saucisses-garou. Avec une simplicité de moyens et surtout une totale absence de sérieux, Mattioli finit par convaincre de sa démence en plongeant dans l’expérimentation graphique et narrative la plus débridée (qui culminera dans Joe Galaxy, vrai chef-d’œuvre). En plus de mélanger des techniques de peinture, de collage ou de barbouillage irresponsables, il entend pratiquer l’art de la parodie jusque dans le mimétisme du format à l’italienne des fumetti bon marché pour un résultat digne des meilleurs serials.





Winshluss, Pinocchio, 2008
Une œuvre de fou, adaptation épique du conte de Collodi, ultra trash et poétique, grinçante et drôle, émouvante et déprimante. Bref, une œuvre-somme qui reprend et dépasse tout ce qu'avait produit jusqu'alors l'iconoclaste Winshluss. Ayant dès ses débuts à cœur de pervertir une certaine imagerie populaire dès lors qu'elle s'industrialise, le créateur de Monsieur Ferraille a trouvé dans le personnage de Pinocchio un vecteur idéal. L'auteur s'autorise tout, blinde son bouquin d'idées folles mais qui se révèlent pourtant bien cohérentes, et multiplie à chaque page les rebondissements imprévisibles, tout en osant une variété de techniques graphiques époustouflante.

Chaque planche est ainsi un nouvel ahurissement pour les mirettes, et ce qui est raconté ne cesse de percuter le cerveau du lecteur tellement c'est audacieux. Et on n'est pas pour autant dans un délire gratuit en roue libre, le récit s'avérant au contraire impeccablement construit : il y a en effet une foule de personnages qu'on n'arrête pas de recroiser, qui finissent tous par jouer un rôle dans l'histoire et que l'auteur parvient régulièrement à recaser avec un pur génie de conteur. Bref, une lecture qui retourne.

16 janvier 2016

American independant comics

Seth, Palooka-Ville, 1991-1996
Si vous êtes sensible à l’autobiographie en bande dessinée, vous serez comblé par ces pages d’une rare élégance, et par ce trait qui n’est curieusement pas sans rappeler celui des Dupuy-Berberian. C'est que ces trois auteurs s'abreuvent à la même source graphique, celle des grands illustrateurs américains du New Yorker. Seth, lui, est Canadien. Palooka-Ville est le nom du comic book qu’il publie depuis 1991. Il y a un paquet d'années maintenant, je l'avais découvert avec It's a good life if you don't weaken, recueil qui en compilait les numéros 4 à 9 (paru ensuite chez nous dans la chouette collection Tohu-bohu des Humanos sous le titre La Vie est belle malgré tout). 

À la fois quête existentielle pleine de délicatesse et ode poignante à l'âge d'or de la bande dessinée, ce roman graphique est instantanément devenu un livre de chevet, du genre qui se rappelle à vous régulièrement, qu’on va se mettre à feuilleter, comme ça, parce que l’envie nous prend, et puis, sans qu’on s’en soit rendu compte, l’heure aura filé, le jour aura pris une couleur différente. Nostalgique inconsolable, Seth semble tout aussi préoccupé par l’idée de faire revivre son propre passé, en nous faisant partager le regard qu’il y porte. Il nous offre un fragment de son existence. Le résultat est touchant, drôle parfois, sensible toujours.




Chris Ware, Jimmy Corrigan the smartest kid on Earth, 1995-2000
Attention, chef-d’œuvre ! On tirera son chapeau à Delcourt qui a ici particulièrement soigné son édition pour la version française, offrant à ce monument de la bande dessinée américaine, donc mondiale, l'écrin qu'il mérite. Chris Ware s'est en effet doucement fait connaître avec son comic book Acme Novelty Library, dont chaque livraison s’affichait sous un format différent, mis en page avec une maniaquerie maladive. 

Le pavé dont il est ici question reprend l’intégralité des épisodes consacrés à Jimmy Corrigan, attachant loser des temps modernes. Impossible de résumer un récit naviguant entre grotesque pathétique et non-sens absolu, et dont l’ironie est magnifiquement servie par un graphisme proche du dessin industriel, gros trait de contour, aplats de couleurs, persective rigoureuse, bourré de références visuelles qui rappellent les illustrés 1900. Le résultat est à la fois impressionnant par la somme de travail qu'il implique que par la richesse de la peinture des personnages, impitoyablement et profondément creusés. Si les extra-terrestres existent, Ware prouve incontestablement avec cet étrange objet qu’il en est un.




Adrian Tomine, Les Yeux à Vif, 1998
En version originale, Optic Nerves est d’abord paru en 1998 chez le précieux éditeur montréalais Drawn & Quarterly, hôte des non moins précieux Seth, Chester Brown ou encore Joe Matt. Contrairement à ces collègues, l’inspiration d’Adrian Tomine n’est cependant pas autobiographique, en tous cas pas essentiellement. On le devine, certaines anecdotes ont incontestablement un parfum de vécu. Mais un vécu qui pourrait appartenir à chacun d’entre nous. Parce que les personnages de Tomine vivent dans la même réalité que nous, pas particulièrement spectaculaire, capable parfois de se révéler absurde ou capricieuse. 

Les douze récits de longueur variable qui composent ce recueil ont le charme des nouvelles de J.D. Salinger où l’attention est portée sur les détails. Ici c’est surtout le hors-champ et le non-dit qui sont chargés de sens. Pas de morale, pas de psychologie. Tout est suggéré avec une délicatesse si juste qu’elle impressionne, au même titre que la maturité de l’observation de l’auteur qui connaît manifestement bien les errements de l’âme humaine. Ses personnages ne sont jamais loin de l’enfance, entre l’envie de s’affirmer et la peur de se perdre, dans un entre-deux qui les déchire. La jeunesse en passe d’appartenir définitivement au passé, sans avoir été forcément heureuse et insouciante, acquière alors une valeur qu’on ne lui souhaitait pas, face à un présent promis à une perte encore plus grande. Si l’humour ne peut avoir ici qu’une place négligeable (on ne rit que jaune), le bouleversement que procure la lecture n’en est que plus vrai. On ressort de ces histoires touché au coeur par le destin des personnages. On ne se lasse pas de reparcourir cet ouvrage pour les retrouver. C’est comme si, à travers ces pages, ils nous avaient fait don de leur intimité. En retour on voudrait pouvoir les aider, leur faire savoir qu’on les aime.