28 mars 2016

Le Cinéma d'Anthony Mann

Bend of the river (Les Affameurs), 1952 
Second des cinq westerns de la collaboration Anthony Mann James Stewart. On y croise un Arthur Kennedy éblouissant, qui forme avec Stewart un chouette duo très attachant. Les deux hommes ont un passé de bandit, ils connaissent la valeur l'un de l'autre sans se juger uniquement sur leurs erreurs. J'ai une vrai affection pour ces westerns où les personnages charient avec eux le poids du passé, se faisant reconnaître partout où ils vont parce que leur nom est quasiment déjà entré dans la légende. La seule fausse note serait peut-être le rôle ingrat et assez inutile de Rock Hudson, que l'acteur tout jeunôt ne parvient jamais à transcender.

Derrière la passionnante description, presque documentaire dans son observation, de la difficile vie des pionniers, et au-delà du film d'aventure trépidant, Mann trouve ici le terrain idéal pour une réflexion aussi simple que profonde sur la dualité humaine, la corruption des cœurs (causée ici par la découverte de l'or) et le droit à l'amendement. Ce que j'adore chez ce cinéaste, c'est sa façon de faire soudain surgir la cruauté et la violence la plus inattendue dans un film au rythme a priori si paisible. On pourra à la rigueur regretter que le suspense disparaisse un peu dans le dernier quart du film, s'acheminant alors vers un happy end sans surprise. Un très beau film, riche en émotions et en chaleur humaine.




The Man from Laramie (L'Homme de la plaine), 1955
Si le terme de western classique a un sens, je trouve qu'il s'accorde bien à ce film, qui grâce à un récit riche en atmosphère rend vraiment palpable cette époque et les gens qui l'habitaient. Le rythme en apparence paisible du film permet de mieux préparer l'ahurissement du spectateur causé par la soudaine violence que subit Stewart au milieu du métrage, faisant ainsi basculer tout le film vers un autre récit. 

C'est une cruauté que je n'attendais pas et qui laisse vraiment sa trace dans ma mémoire. C'est là qu'on se dit que ça ne rigole plus et qu'on n'est pas dans une gentille évocation pittoresque de l'Ouest. Une noirceur qui culminera jusqu'à la quasi-abstraction dans Man of the west, autre film-parfait dans la carrière de Mann.






Men in war (Côte 465), 1957
Avec très très peu de moyens (une vingtaine d'hommes, une jeep, quelques explosifs), ce qui rappelle un peu le Attack ! que Robert Aldrich tourna l'année précédente, Mann offre un portrait saisissant des hommes en guerre au cœur d'une Nature sauvage. Aucun commentaire n'est fait sur les raisons géopolitiques du conflit. Ça pourrait se passer en Corée comme dans les Ardennes. On cherche ici à atteindre une dimension universelle. Le jeu assez naturaliste des acteurs rend bien compte du sentiment de la peur au ventre éprouvé par ces soldats, totalement abandonnés. Face à une situation qui semble désespérée, il semblent n'avoir plus de compte à rendre qu'à eux-même. À chacun sa stratégie, et le comportement révoltant du soldat joué par Aldo Ray s'avérera plus d'une fois être justifié par la situation. 

Comme toujours, Robert Ryan a une belle classe de baroudeur. Le final est assez beau dans son absurdité, avec un rythme bizarre, donnant l'impression que le film s'invente au fur et à mesure, les personnages ne sachant plus vraiment quel est leur objectif. Même la musique d'Elmer Bernstein est intelligemment raccordée aux images, créant d'étonnants moments de poésie (comme ce soldat disposant des fleurs sur son casque). Un remarquable film de guerre.




Man of the west (L'Homme de l'Ouest), 1958
Sans doute le chef-d'œuvre de Mann, qui contrairement à ce que promet son affiche, propose de transcender le western traditionnel, que le réalisateur avait lui-même contribuer à façonner. C'est aussi passionnant que perturbant d'assister ici à un véritable assèchement des figures habituelles du genre : l'attaque du train, la ville fantôme. De même, lorsque Mann nous impose une scène de strip-tease avec Julie London qui s'avère bien plus dérangeante qu'excitante, on devine une volonté impitoyable de secouer le spectateur.

À l'image de son titre impersonnel au possible, Man of the west, c'est vraiment les funérailles du western. Nul héroïsme, nulle gloire au bout du chemin. Les héros sont fatigués comme on dit, et l'ex-bande de Gary Cooper apparaît effectivement comme des pauvres fantômes pleins de toiles d'araignées, alors que lui-même est engagé sur la voie de la civilisation et du progrès, arraché une dernière fois, le temps du film, à la voie qu'il avait décidé de suivre.




El Cid (Le Cid), 1961 
Entré comme nombre de ses confrères dans l'ère de la supercoproduction européenne, Mann débarque en Espagne pour mettre en scène la formidable épopée de don Rodrigue, matériau idéal qui contient tous les ingrédients nécessaires à un grand film. Le genre n'a pas encore sombré dans les abîmes du cinéma bis, et la promesse de spectacle de prestige est tenue tout du long. J'adore ce film dont de nouvelles beautés se sont révélées à moi lorsque j'ai eu l'occasion de le revoir sur grand écran, support pour lequel il a clairement été pensé : magnificence du scope, intelligence de la mise en scène, du cadre, avec cette magistrale répartition des milliers de figurants, de leurs mouvements, des couleurs de leurs costumes. Les décors ne sont pas en reste et la caméra de Mann trouve toujours l'angle le plus juste par rapport à ce qu'elle a à raconter. 

Les scènes anthologiques ne manquent pas. Tout cela est merveilleusement soutenu par la justesse des dialogues et du scénario. Intrigues politiques et romance se mêlent avec force et poésie, entre l'épique et l'intimisme, donnant lieu à de très beaux moments. Ainsi l'attente parallèle de Rodrigue et de Chimène lors de leur nuit de noce, résistant au feu de la passion, s'efforçant d'attiser une haine à laquelle ils ont trop de peine à croire. Et puis ce final incroyable, chargé en émotion, où le Cid rejoint définitivement la légende. Ébourriffant !




The Fall of the roman empire (La Chute de l'empire romain), 1964
Après la tentative avortée du Spartacus qu'il commença mais qui sera repris par Kubrick, Mann a enfin l'occasion de signer son peplum. Prenant place à la même époque que celle que choisira d'illustrer le Gladiator de Ridley Scott, The Fall of the roman empire fait pour moi partie des réussites d'un genre trop rarement inspiré, dôté qu'il est d'un scénario étonnamment ambitieux.

Inévitablement, parce que ce genre appelle la surenchère, le film accuse tout de même quelques pénibles longueurs. Mais il contient suffisamment de superbe moments pour porter haut l'enthousiasme du spectateur. Le casting est notablement illuminé par les présences d'Alec Guinness et de Sophia LorenGrand spécialiste des cascades et réalisateur de seconde équipe, Andrew Marton avait supervisé pour le Ben-hur de Wyler une course de char entrée dans l'Histoire. Cette nouvelle production lui donne l'occasion de prolonger l'exercice en allant encore plus loin, avec cette fois une véritable poursuite en char totalement ahurissante, étrangement et injustement moins souvent citée.

25 mars 2016

Légendes de l'Ouest IV. 2003-2012


Cold mountain (Retour à Cold mountain), Anthony Minghella, 2003
Après son vénéneux Ripley, le talent du regretté Minghella s'impose ici avec grâce et évidence, tant sur le plan visuel que sur celui des dialogues. Je suis tout à fait client de sa poésie et de son goût du romanesque, qu'il peinera malheureusement à faire exister dans le dernier film qu'il nous aura laissé, le bizarre Breaking & entering. Ce superbe Cold mountain fait lui partie de ces films vers lesquels j'aime régulièrement revenir, qui me charment davantage à chaque nouvelle vision, estompant mes dernières réserves. Le personnage de Zellweger, de même que la caractérisation des "méchants", et notamment de leur "chef" Teague, révèlent alors leur douce complexité. 

Œuvre d'orfèvre, le film est fignolé à tous les niveaux, et parvient tout de même à faire respirer et exister l'émotion. C'est d'autant plus fort, que tout le récit de cette odyssée qui s'assume comme telle, parle de la façon dont des personnages sont contraints de conserver douloureusement en eux leurs sentiments, de maintenir la passion intacte jusqu'au moment où ils auront la possibilité de la libérer, de la faire exploser, dans un monde en guerre qui vient les mettre à l'épreuve. Fidèle au réalisateur, Walter Murch livre un travail de montage remarquable. Le film ne cesse en effet de faire des basculements dans le temps et l'espace, s'accordant au rythme des cœurs des amants séparés. Au début, on alterne entre le présent (la guerre) et le passé (la rencontre). Puis ces deux dimensions finissent par se rejoindre, jusqu'à ce que les personnages se rapprochent et atteignent le même plan. Leurs retrouvailles sont d'ailleurs plus que belles, Minghella traitant avec intelligence et inspiration le moment où leurs corps vont enfin ne faire plus qu'un, eux qui n'avaient alors qu'à peine échangé un baiser, revécu mille fois depuis (eJude Law porte vraiment bien la barbe). 

Également signés Murch, les effets sonores participent de ce grand degré de réalisme qui donne une force peu commune à ce spectacle souvent flamboyant. Rien que le rendu du bruit des armes est du niveau de ce qui avait été fait sur le Soldat Ryan de Spielberg. On devine chaque balle qui fuse, avec un son d'armes de l'époque pour autant que mon oreille puisse en juger. La musique n'est une nouvelle fois pas en reste, entre chansons folks généreusement partagées et score symphonique qui joue la retenue de Gabriel Yared.




The Three burials of Melquiades Estrada (Trois enterrements), Tommy Lee Jones, 2005
Un film aride comme le désert qui l'accueille, et sur lequel planent inévitablement les ombres de Peckinpah et Leone. Le film ne tient peut-être pas toutes ses promesses, laissant pas mal de personnages en manque de réels développements (les deux rôles féminins en particulier). Cependant, j'ai bien apprécié son ambition à partir d'un script extrêmement simple, et plus encore la force de sa mise en scène que je trouve tout sauf impersonnelle. La photographie est de même très réussie, avec une lumière assez étrange tout le long du film. 

Le chemin de croix de Barry Pepper est réellement terrifiant, et donne lieu à de grands moments de cinéma, où toute l'intensité du duo de comédiens trouve l'occasion de s'exprimer dans un huis-clos à ciel ouvert. J'ai toujours eu beaucoup de sympathie pour Tommy Lee Jones, que j'ai du découvrir dans Piège en haute mer, et qui fait ici des débuts plus que convaincants derrière la caméra (pas eu l'occasion de voir ses opus suivants à cette date).




The Assassination of Jesse James by the coward Robert Ford (L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford), Andrew Dominik, 2007
Un bien beau film, d'une mélancolie insondable. Le réalisateur opte pour un rythme très contemplatif, qui s'accorde aux images sublimées par la photographie crépusculaire du maître Roger Deakins. Et pourtant, malgré la profusion de détails, le tissage assez serré d'événements et de relations entre les uns et les autres, avec cette bande qui finit véritablement par devenir une authentique famille redonnant un nouveau sens à l'expression "les liens du sang", on reste avec l'impression pas désagréable que le monde intérieur des personnages nous échappera jusqu'au bout. Seul demeurera ce que la légende aura choisi de graver. L'épilogue désabusé de cet anti-western m'a beaucoup touché, et j'avoue que j'avais envie de prolonger le voyage avec ces personnages au pathétique destin. 

Témoignage de cette direction narrative, je crois que Brad Pitt n'a jamais été aussi sobre, fermant son visage par des expressions plutôt fixes. Magnifique, Casey Affleck est quant à lui véritablement le protagoniste du film et il trouve assurément là son premier grand rôle. J'ai bien aimé la façon très brutale dont sont rendus les actes de violence, avec un travail sur le son très réaliste, qui dit bien que la mort est un sale boulot. Mes seules réserves concernent à la rigueur la construction du film comme une suite de petits chapitres avec la répétition de transitions sous la forme d'une voix off pas toujours pertinente accompagnée par les orchestrations de Nick Cave et Warren Ellis. J'ai trouvé ces thèmes très beaux, et ils impriment clairement une ambiance de douce tragédie, mais j'ai un peu regretté que Dominik ne leur fasse pas suffisamment confiance pour mieux les intégrer à son récit, et non pas comme de simples interludes. Certains dialogues m'ont semblé de même un peu trop paresseusement filmés en champ/contrechamp. Le film néanmoins continue de hanter ma mémoire, non pour des scènes précises, mais pour son atmosphère presque rêvée.





Appaloosa, Ed Harris, 2008
Acteur de première classe, dont la présence est aussi fascinante qu'indéfinissable, quel que soit le type de film, Ed Harris avait signé avec Pollock une première réalisation franchement loin d'être encourageante, tant elle ne sortait en rien des lassantes conventions du biopic hollywoodien. Manifestement décidé à continuer de se faire plaisir, il rempile ici encore derrière et devant la caméra, et s'offre le luxe d'un western particulièrement décontracté, plein d'élégance dans la forme et l'écriture, mais aussi de rudesse. 

Classieux et (néo- ?) classique, le récit se développe agréablement autour de paysages et de situations qui respectent parfaitement le genre, tout en s'attardant sur les relations entre des personnages légèrement décalés. Si le film est illuminé par la complicité contagieuse qui existe entre Harris et de Mortensen, et qui s'illustre notamment dans des échanges de dialogues savoureux et de regards pétillants, il nous épargne intelligemment tout second degré et tout cynisme. Aussi, lorsqu'il s'agit de jouer la carte du drame et de la gravité, ça fonctionne merveilleusement, et le spectateur n'a pas l'impression qu'on se joue de lui. La violence fait mal, on ne rigole plus. Plus qu'un hommage simplement honnête à un cinéma révolu, Appaloosa est un authentique western, soit un vrai bon film.




Django unchained, Quentin Tarantino, 2012
Cinéaste de la passion boulimique, pour le pire comme pour le meilleur, Tarantino n'a jamais vraiment cherché l'équilibre dans ses scripts, pourtant ciselés avec amour. Il compose plutôt ses films comme une succession de morceaux de bravoure à même de stupéfier et faire basculer les attentes d'un spectateur intégré au processus d'écriture, et ainsi pratiquement promu au rang d'acteur du film, invité à dialoguer avec lui. Se confrontant enfin à ce qui est peut-être le seul genre authentiquement américain, mais ici digéré de façon perverse par l'héritage italien, le réalisateur se révèle ici plus inspiré que jamais dans l'écriture de scènes qui s'étirent jusqu'aux limites du point de rupture. L'alchimie savante entre dialogues, interprètes, mise en scène et musique donne lieu une nouvelle fois à des séquences souvent époustouflantes. 

Et contrairement à la farce de mauvais goût d'Inglorious basterds, le film en costumes est ici porté par une rage qui prend vraiment à la gorge. Le thème de l'esclavage n'est pas traité que par rapport à une imagerie cinématographique, même si on est dans un monde référentiel. On devine que le jeu a ses limites, qu'on parle aussi de drames humains et d'injustices qui ont existé, Tarantino opérant mine de rien un brutal rafraîchissement de mémoire. Paradoxalement, ce sont les scènes d'action et de violence qui m'ont le moins convaincu ici, tandis que la capacité du scénariste à écrire des scènes à l'humour destabilisant est intacte, mention spéciale au débat sur les cagoules du KKK, hilarante à rendre jaloux les Monty pythons.




DOSSIER LÉGENDES DE L'OUEST :

21 mars 2016

Légendes de l'Ouest III. 1970-1980


Soldier blue (Soldat bleu), Ralph Nelson, 1970
Ce western pro-indien fit sensation à sa sortie notamment par son ultra-violence graphique (au point d'en devenir un argument de vente sur certaines affiches). Cet aspect est en fait circonscrit aux deux scènes de massacre qui ouvrent et ferment le récit, la première étant du fait des Cheyennes, la seconde des Yankees — il s'agit de la "bataille" de Sand Creek. Cinéaste pas particulièrement passionnant, Nelson profite apparemment d'une certaine libéralisation des mœurs et de la censure pour trousser effectivement un spectacle plutôt jusqu'au-boutiste qui, aujourd'hui encore, n'a pas perdu grand chose de son caractère choquant. Je vais pas faire l'inventaire des horreurs filmées mais c'est assez inventif et pas avare en effets gores. Sur ce plan, on sent que le réalisateur s'inscrit dans le sillon préalablement tracé par Peckinpah, même si son montage est bien plus conventionnel.

Entre ces deux moments clairement pensés pour stupéfier le spectateur, le film dans sa majeure partie emprunte curieusement un tout autre ton, qui l'apparente pratiquement à un buddy movie. On suit en effet les pérégrinations dans le désert de Candice Bergen, jeune femme au caractère bien trempé qui a passé deux années chez les Indiens, et de Peter Strauss, le jeune soldat bleu, qui abandonnera progressivement sa naïveté et ses idées reçues sur les Peaux-rouges. Gags, confrontations et péripéties s'enchaînent dans un environnement assez bucolique, où le duo semble assez facilement se remettre des événements atroces qui les ont réunis. Le personnage de Bergen jure et rote, et on devine que c'était une façon de titiller les limites de la censure de l'époque. Ce qui me fait penser au Carnal knowledge de Mike Nichols — où Bergen jouera l'année suivante — qui de ce point de vue-là également semblait prendre le pouls d'une permissivité nouvelle. Le film veut réveiller les consciences et sans doute que l'intention était de mieux contraster avec le dernier acte qui verse dans le cauchemar, mais j'ai trouvé ces scènes un peu trop artificielles dans leur écriture. C'est au final assez destabilisant, donnant presque l'impression de ne pas vouloir suffisamment assumer l'atmosphère sombre qui aurait du peser sur tout le récit. 

Nelson conserve également tout le long du film un point de vue du côté des Blancs, et j'ai trouvé un peu dommage que sa représentation des Indiens reste à ce point distante, sans chercher à rendre un peu compte d'une culture qu'il s'agissait de défendre et d'en montrer l'humanité. La musique composée par Roy Budd est quant à elle assez surprenante dans la mesure où elle reste pauvrement illustrative, avec des thèmes western sans grande originalité. On retiendra en revanche la très belle chanson-titre sur le générique, interprétée avec émotion par Buffy Sainte-Marie.




The Missouri breaks, Arthur Penn, 1976
J'aime beaucoup ce western démystificateur, plus ou moins typique de la façon dont le genre était abordé à cette époque. The Missouri Breaks fait en effet partie de ces néo-westerns qui ont eu dans les années 70 la volonté de revisiter les mythes de l'Ouest de façon totalement anti-idéaliste, peignant une réalité triviale et sans gloire, ni héros (sillon ouvert par Peckinpah ou le Fureur apache de Robert Aldrich). Dans cette même veine, et du même réalisateur, ça reste tout de même sans commune mesure avec l'ambition de Little Big Man, fresque picaresque absolument géniale, pleine de surprises, brassant tout un panel d'émotions et magnifiquement interprétée.

Doté d'un scénario bien moins solide, The Missouri breaks bénéficie tout de même de la présence de Jack Nicholson dans un très beau rôle, assez sensible, auquel s'oppose le cabotinage outrancier d'un Brando qu'on devine laissé en roue libre. On peut avoir du mal à s'y faire, mais pour ma part, je trouve que ça donne de la personnalité au film, jusqu'à la façon totalement minable dont finira son personnage. La volonté de modernité du film se ressent jusque dans la très belle musique aux accents folk de John Williams qui compose notamment un superbe Love theme.




Heaven's gate (La Porte du Paradis), Michael Cimino, 1980
Ce ne fut pas le chef-d'œuvre espéré. Pourtant, j'ai plus d'une fois été époustouflé. Dès la splendide ouverture dans les rues de Harvard, Cimino m'a emballé par la démesure et la magie presque incompréhensible de ces scènes de foules soumises à une suite de rituels dont on a perdu les codes. Et quel casting ! Retrouvant Chris Walken (The Deer hunter) et Jeff Bridges (Thunderbolt and Lightfoot), Cimino révèle Mickey Rourke (Year of the dragon), et offre de superbes rôles à Kris Kristofferson, John Hurt et Brad Dourif, tandis que Joseph Cotten fait une courte apparition (il paraît même que Willem Dafoe y ferait de la figuration !). Mais surtout, il y a Isabelle Huppert, lumineuse, telle une Eve moderne, femme-enfant liée à la terre, aux cœurs et aux corps des hommes.

Justifiant sa réputation de gouffre financier, le film est sans conteste spectaculaire : figurants, costumes et décors créent un monde grouillant de vie. La nature éclate dans sa beauté à chaque plan. On sent que Cimino s'est énormément documenté, l'histoire qu'il raconte s'inspirant d'ailleurs de faits réels. Mais, et c'est sans doute ce qui m'a mis un peu à distance, le réalisateur est finalement peu soucieux de réalisme, optant plutôt pour la voie d'un lyrisme sans frein. Bien qu'il explore un passé douloureux, Heaven's gate n'est pas, au contraire de The Deer hunter, un film racontant la perte de l'innocence de l'Amérique. Cette innocence est ici déjà loin. Passé le prologue, le personnage de Kristofferson apparaît en effet vingt ans plus tard et déjà complètement désabusé. Souvent saoul, il ne cessera de promener sa silhouette hantée, curieux sheriff voulant encore croire au désir mais conscient qu'il est trop tard. Les États-unis ont abandonné leurs idéaux d'éducation et de progrès et retombent dans la loi du plus fort, qui prend ici une forme particulièrement barbare (les maquillages sont impressionnants et généreux en gore). 

Il semble donc que ce qui a intéressé Cimino c'est la fabrication d'une sorte de poème filmique. 
L'importance accordée à la musique (valses de Strauss, musique folklorique d'Europe de l'Est), et aux danses, insiste sur cet aspect lyrique. Quasiment au milieu du film, on voit ainsi Huppert et Kristofferson danser sur la piste déserte de l'Heaven's gate, alors qu'une seconde plus tôt elle était noire de monde. L'image tourne à la teinte sépia, isolant un instant ces moments de bonheur simple comme s'ils appartenaient à une temporalité parallèle. De nombreuses scènes et personnages fonctionnent par association : Kristofferson et ses bottes, Walken et l'écriture (sa cabane aux murs couverts de journaux), un voleur de bétail est abattu et retombe, tripes à l'air, sur le bœuf qu'il était en train d'écorcher. Autant d'images qui pourraient sembler grossières, naïves, parce que leur lecture est immédiate. Tout fait pourtant sens. Au début du film, on voit les étudiants d'Harvard fraîchement promus faire la ronde autour d'un arbre et se battre pour en décrocher le pompon, dans un esprit très bon enfant. La même figure circulaire se retrouvera à la fin, opposant les mercenaires au émigrants. Mais cette fois, on tue. La lutte est sanglante. Cimino opère un déplacement extrêmement lisible, certes, mais saisissant. 

Les personnages, eux au contraire, sont d'une opacité parfois désespérante. C'est comme si on se retrouvait ici face à l'aboutissement impossible du cinéma américain des années 70, avec ses personnages définis par leurs états d'âmes et non plus par leurs actions, aux personnalités troubles et équivoques, que le réalisateur ne cherche jamais à juger, refusant la psychologie. Sauf qu'ici les dialogues n'offrent aucune prise. L'intrigue proprement dite (l'attaque annoncée des propriétaires) restera longtemps à l'arrière-plan, laissant libre cours à la peinture d'un triangle amoureux franchement indécis. On regarde, c'est beau et souvent étonnant, mais on participe finalement peu, la dynamique du récit semblant sans cesse désamorcée. Il faut reconnaître cependant que le film profite pas mal d'une seconde vision, permettant de mieux approcher les motivations des personnages. 

Cela n'empêche pas de faire de ce film un spectacle absolument inouï, qui m'a parfois fait penser à du David Lean dans son ambition de mêler le collectif à l'intimisme, la fresque et le portrait, la Nature et la poésie. Et comment, enfin, ne pas mentionner le bouleversant travail de lumière de Vilmos Zsigmond (j'écris « bouleversant »  parce que certains plans m'ont vraiment ému aux larmes tant ils étaient beaux). Tantôt inondant les lieux d'une lumière fantastique, tantôt magnifiant les paysages naturels, il livre ici incontestablement une de ses plus belles œuvres. Et si je comprends que les critiques de l'époque aient pu être négatives, le film ne méritait assurément pas les foudres qu'il a connu, pour son malheur comme pour le nôtre qui avons du guetter des années durant la possibilité de le découvrir enfin dans son montage intégral. 



DOSSIER LÉGENDES DE L'OUEST :

19 mars 2016

Légendes de l'Ouest II. 1951-1962


Apache drums (Quand les tambours s'arrêteront), Hugo Fregonese, 1951
Typique en cela des productions Val Lewton, ce western se distingue particulièrement par la façon dont sa redoutable efficacité naît de son minimalisme de moyens. Loin de moi l'idée de vouloir réduire l'ensemble de sa production à cette caractéristique, mais c'est quand même particulièrement prégnant sur ce titre. L'intrigue est d'une simplicité qui confine à l'épure : un petit village de mineurs et de fermiers est menacé par des Indiens sur le sentier de la guerre. Dans l'attente du climax promis, on a droit à des études de caractères d'une subtilité inattendue, où les qualités de chaque personnage sont sans cesse contrebalancées par leurs défauts. Et réciproquement. 

Il y est notamment question d'un homme en passe de racheter ses fautes, mais aussi des conditions d'intégration sociale des Indiens, tolérés jusqu'à un certain point. Il apparaît que les actes des personnages ont ici de l'avance sur leurs pensées. Si Sam Leeds, joué par McNally, s'investit pour sauver la ville, il fait savoir explicitement — il dit ne jamais mentir — qu'il le fait pour prendre de l'ascendant sur le sheriff, son rival en amour. Selon lui, c'est l'orgueil qui le guide. Or, et c'est le pasteur qui en sera le premier conscient, il se place ainsi sur la voie de la rédemption. Mais tout ça est raconté et révélé sans aucun moralisme pesant. Ainsi le pasteur est au départ montré comme le garant de la bonne vertu du village, faisant  expulser les prostituées. A la fin, il en viendra à prier avec l'Indien, alors qu'il le considérait auparavant à peine comme un égal. Ce changement d'attitude n'est pas le résultat d'une évolution en ligne droite, dramatiquement commode mais peu réaliste. C'est au contraire fluctuant en fonction des événements, un peu comme dans la vraie vie. La fin laisse d'ailleurs pas mal de choses en suspens, avec cette étrange métaphore de l'âne qui vient têter sa mère. 

Ces seules qualités de caractérisation des personnages suffiraient à rendre le film mémorable. Mais on va réellement atteindre le sublime lors du dernier acte de ce petit bijou, qui tourne au huis-clos dans une église. Là, les beautés du Technicolor se laissent aller à une stylisation aux frontières du fantastique, ce qui me laisse penser que ce Apache drums pourrait avoir influencé de manière assez évidente Carpenter avec son Assaut. Tout est filmé de l'intérieur, la menace des Indiens reste invisible, on ne voit que leurs mains battant des tambours, faisant grimper une insupportable tension. Bref, un western remarquable par ses partis-pris esthétiques qui lui donnent une atmosphère singulière, et par ses personnages merveilleusement développés au sujet desquels il y aurait encore beaucoup à écrire.



Rawhide (L'Attaque de la malle-poste), Henry Hathaway, 1951
Du beau monde derrière cet épatant western : Dudley Nichols trousse un scénario superbement efficace, très minimaliste dans ses enjeux et pourtant captivant. Western en mode film noir, Rawhide met en scène une prise d'otage qui donne quasiment l'impression de se dérouler en temps réel, ne relâchant ainsi jamais la tension. Tyrone Power et Susan Hayward campent un faux couple pour lequel on ressent vite de l'empathie. Jack Elam est assez génial en vieille crapule. La photo noir et blanc de Milton Krasner est magnifique, mettant bien en valeur les très beaux paysages naturels. 

Et puis surtout la mise en scène d'Hathaway s'avère d'une redoutable précision. Aussi à l'aise dans le western que dans le polar, le réalisateur a une façon de gérer l'espace et les déplacements de ses personnages avec un brio discret mais réellement stupéfiant. Les scènes de violence sont quant à elles d'une brutalité assez étonnante, bien loin des bourre-pifs de convention hollywoodiens. En dehors de l'utilisation un peu hors-sujet de la mélodie de My darling clementine et de la voix off qui en ouverture et conclusion pense rendre hommage à la glorieuse époque de la malle-poste, on peut presque parler de film parfait.




Rancho notorious (L'Ange des maudits), Fritz Lang, 1952
Je l'ai vu dans de bonnes conditions et plutôt concentré, et je n'ai vraiment pas aimé du tout. Pourtant le film était pour moi précédé d'une excellente réputation assez unanimement partagée, le casting est de premier choix, mais rien n'a trouvé grâce à mes yeux : l'artifice des décors de carton-pâte éclairés sans magie, l'intrigue paresseuse de mauvaise série B, les chansons pénibles de la Dietrich... Le spectacle ne m'a procuré ni la fièvre ni les palpitations espérées. Non, vraiment ce fut une déception assez inattendue, un rendez-vous manqué.

Après The Return of Frank James qui avait au contraire été une belle surprise, il me restera encore à découvrir Les Pionniers de la Western union pour faire le tour des trois westerns signés Lang.



Saddle the wind (Libre comme le vent), Robert Parrish, 1958
Un western vraiment intéressant dans sa façon de mêler les grands thèmes de l'Ouest à un drame plutot intimiste, entre deux frères. Bien qu'excellent, John Cassavetes paraît déjà un peu trop âgé pour ce rôle de jeune chien fou. Tout le monde autour de lui s'obstine à le traiter de gamin alors qu'il affiche quand même une certaine maturité de visage et de corps. L'alchimie du couple qu'il forme avec Robert Taylor aurait sans doute pu mieux fonctionner si on avait pu croire davantage à son personnage. Par son seul talent, Julie London parvient heureusement à donner pour sa part une belle présence à un personnage à la limite du mobilier, et qui aura au moins donné lieu à une très belle scène chantée. Le film est également parfois un peu plombé par des inserts pas très finauds de gros plans manifestement tournés en studio.

Parrish dépeint un monde qui est en train de perdre ses rêves de grandeur. La guerre de Sécession n'a créé que des rancœurs, la conquête de l'Ouest s'achève dans la désillusion, les migrants sont persécutés, les prairies ouvertes à l'élevage vont devoir accepter l'arrivée du fil de fer barbelé, les brigands d'autrefois et leur code d'honneur appartiennent au passé. N'acceptant pas cette évolution, le jeune Cassavetes sombre dans la violence gratuite, substitue la vanité à l'héroïsme. Les grands espaces reprendront tout de même un temps leur place, lors du douloureux final situé dans un magnifique champ de lavande. Dommage que la conclusion (imposée ?) fasse sonner une fausse note de happy ending à un ensemble de plutôt bonne tenue.




Ride lonesome (La Chevauchée de la vengeance),  Budd Boetticher, 1959
Ça faisait longtemps que je voulais le voir, particulièrement séduit et intrigué par son méchant titre français. Et c'est du bon. Voilà un autre western pratiquant l'art du dépouillement : une dizaine de personnages, autant de chevaux, deux baraquements dérisoires et un désert rocailleux. Avec ça, Boetticher nous offre un film palpitant et assez original qui pourrait même préfigurer les néowesterns de Leone et Eastwood. L'impassibilité constante de Randolph Scott annoncerait en quelque sorte les cowboys incarnés par l'Homme sans nom : peu de répliques, l'impression de maîtriser n'importe quelle situation sans jamais exprimer ni peur, ni doute, et des personnages qui l'entourent beaucoup plus contrastés, chargés de lui apporter le relief nécessaire. Du côté de ces seconds rôles, on appréciera de croiser les trognes de James Coburn et Lee Van Cleef, idéalement castés. 

La mise en scène, toute en mouvements, suit ce petit monde avec une belle grâce. Certains plans sont particulièrement réussis, tel ce travelling qui suit les cavaliers, découvrant soudain à l'arrière-plan, au sommet d'une dune, des Indiens à cheval. Le plan final est quant à lui magnifique et vraiment marquant, avec notre héros réduit à l'état de silhouette, faisant face à l'arbre aux pendus en feu. Comme chez Leone, le personnage de Scott arrivé au bout de son chemin partage avec le spectateur la révélation de ce qui le hante et justifiait sa présence à l'écran, jusqu'à sa sortie du cadre. Sa vengeance accomplie, il cesse d'exister et consume symboliquement sa raison d'être.





How the West was won (La Conquête de l'Ouest), George Marshall, Henry Hathaway, John Ford et leurs amis, 1962
Peut-être l'avais-je vu gamin mais je n'en avais plus aucun souvenir. Certaines situations du début n'ont pas manqué de m'inquiéter, avec une intrigue qui s'annonce franchement indigne de la fresque ambitieuse promise : la petite famille pleine de foi de Karl Malden, Jimmy Stewart qui se fait avoir comme un bleu dans une caverne pour aller voir une soi-disante "bête sauvage", le commencement d'une romance un peu mièvre avec la toute fraîche Carroll Baker. Mais petit à petit, l'ambition du film se fait jour, pour aboutir à une véritable saga sur plusieurs générations, où l'on est invités à vivre la petite histoire dans la grande. Les ellipses d'un épisode à l'autre sont plutôt bien gérées. Et l'on assiste bientôt fasciné aux périlleuses expéditions des pionniers qui remontent les fleuves vers l'Ouest, à la difficile coexistence avec les Indiens, à la ruée vers l'Or, sans omettre évidemment la Guerre civile, et la façon dont le désordre et la loi ont lutté pour s'imposer sur de nouvelles terres. Autant de thèmes abordés sous l'angle de la fiction mais aux vertus documentaires. Si le film est une ode à l'esprit de bâtisseur du peuple américain, il se montre finalement assez critique du mythe du Far West. Les premiers immigrants s'affrontent entre eux, la quête de l'or se révèle vaine, la guerre n'aboutit qu'à de nouvelles désillusions, la bataille du chemin de fer a été gagnée sur les mensonges faits aux Indiens.

Hathaway inquiète donc un peu avec son premier épisode mais se rattrape vite lors d'une bagarre redoutablement dynamique. Il se sort déjà mieux du second épisode sur la ruée vers l'or, avec Gregory Peck en aventurier cool et Debbie Reynolds très enthousiaste dans ses numéros de cabaret. La séquence tournée par Ford est presque immédiatement identifiable, par sa chaleur humaine, son spectaculaire mesuré, son émotion, et le jeune George Peppard s'y montre excellent. Montrant les conséquences de la sanglante bataille de Shiloh, le réalisateur s'attarde sur les répercussions de la guerre sur les hommes, et évoque le douloureux retour au foyer et l'espérance d'une nouvelle ère. Pour l'épisode du chemin de fer, George Marshall apporte beaucoup de rythme, avec des mouvements de caméra qui profitent bien du format fou qu'était le Cinerama, mettant en valeur aussi bien ses figurants que ses décors. C'est peut-être lui qui bénéficie du scénario le plus intéressant avec des enjeux dramatiques finement travaillés.

La production a clairement des moyens et le film bénéficie tout du long d'une superbe photographie en Technicolor, qui en fait souvent un régal pour les yeux. Les cascades sont toutes très réussies et inventives, et d'autant plus impressionnantes qu'on devine la lourdeur de l'équipement de tournage utilisé (pas mal de plans avec caméra embarquée). Je retiens particulièrement la trépidante attaque du convoi par les Indiens et l'hallucinante charge des bisons sur le chantier. Mais il faut reconnaître que le film est irregardable sur un écran de télévision modeste. Les gros plans étant quasiment absents, on a parfois du mal à reconnaître certains acteurs (John Wayne ou Eli Wallach, par exemple). Le Cinerama fut un gadget hélas sans descendance. Quelle salle proposerait aujourd'hui la projection d'une copie 70mm au format 2.75 sur un écran concave et un son multicanaux 7 pistes ?



DOSSIER LÉGENDES DE L'OUEST :

16 mars 2016

Légendes de l'Ouest I. 1939-1946

Gone with the wind (Autant en emporte le vent), Victor Fleming, 1939
Il y a une bizarre impression de trop-plein dans ce film un peu monstre, qui tient sans doute pour une bonne part au très grand nombre de personnes qui se sont succédés au scénario. Gone with the wind déroule un écheveau de relations sentimentales extrêmement complexes et finalement peu conventionnelles. La durée du film permet en effet de développer une intrigue étonnamment riche, avec des personnages qui se transforment sous nos yeux, au risque que leur comportement nous échappe. Ainsi rien n'est jamais figé et ça reste passionnant à suivre. La fin, incroyablement ouverte, montre bien que le récit aurait pu continuer encore. Le résultat est donc relativement hétérogène, et sans l'avoir lu je doute que la fidélité au roman de Margaret Mitchell ait été le premier souci du mogul Selznick

On est vraiment dans le mélodrame flamboyant, plus que dans l'épopée romantique. Le film est en fait assez peu épique, les grands moments de mise en scène se révèlant plutôt sur des scènes discrètes (le suspense autour de l'accouchement de Melanie, le meurtre d'un déserteur yankee). On reste assez discret sur le contexte historique, et l'on se gardera bien de faire du film une référence sur la question de la guerre civile américaine. On n'y trouve aucune scène de bataille, tout est relégué en hors-champ ou résumé par des cartons, ce qui renforce pas mal le côté théâtral du long-métrage (voir à ce titre la scène où des soldats nordistes veulent perquisitionner la demeure des Wilkes : on ne sort pas du salon). Le spectaculaire est pourtant loin d'être absent, mais sa rareté aurait tendance à l'affaiblir. Le fait que plusieurs réalisateurs aient collaboré à cette superproduction n'aide sans doute pas à percevoir une unité de style. Apparemment, ce serait à William Cameron Menzies que l'on doit la scène de l'incendie de l'entrepôt, à Cukor celle du bal de charité. Sam Wood aurait réalisé la séquence de la gare d'Atlanta et celle du meurtre du pillard nordiste, tandis que Fleming serait responsable de tout le reste, bénéficiant ainsi du crédit officiel de mise en scène. Mais j'ai lu d'autres attributions. 

Plutôt que de trouver le film pleinement convaincant, je préfère donc me repaître des qualités de la direction artistique, pour l'essentiel œuvre de Menzies. Les toiles peintes, l'enluminure limite naïve des plans en ombre chinoise (Scarlett face à sa terre), les costumes de Walter Plunkett (la fabuleuse robe de rideaux), la somptuosité des décors... Tout cela marque bien la rétine. La plus belle scène étant pour moi celle, expressionniste à souhait, où Scarlett descend l'escalier en robe rouge, rejoignant Butler qui la force à boire avant de lui écraser le visage de ses mains et de la porter dans ses bras vers le lit. Portant incontestablement le film sur ses épaules, Vivian Leigh est tout simplement géniale, tour à tour espiègle, craquante, peste, femme-enfant et forte tête, allant jusqu'à abandonner toute fierté pour s'en sortir. Je trouve ses minauderies irrésistibles, et j'adore notamment cette scène où elle se ballade avec Butler et Bonnie Blue dans son landau, affichant un hypocrite sourire pincé à chaque voisin croisé. Quant à Gable, je ne peux que le remercier de façon posthume d'avoir accepté ce rôle, véritablement icônique, d'un aventurier censé être un peu voyou alors que c'est, de tous les personnages masculins du film, celui qui a le plus de classe. Tout simplement fascinant. Seul le jeu de Olivia de Havilland m'a gentiment agacé, avec ses airs de Sainte-Vierge, personnage débordant d'une bonté qui va jusqu'à l'aveugler (de même, dans un registre différent, les réactions un peu grossières de Suellen, sœur de Scarlett). Ce qui n'empêche pas que le respect sincère de Butler pour elle me touche, aboutissant à un vrai et beau moment d'émotion.




The Return of Frank James (Le retour de Frank James), Fritz Lang, 1940
Des deux westerns que Lang a signé aux États-unis que j'ai pu voir, je retiens surtout celui-ci. À une époque ou les suites se limitaient plutôt au films de monstres et ne s'étaient pas tant imposés dans le système de production hollywoodien, The Return of Frank James démarre exactement là où s'arrêtait le Jesse James de Henry King, qui avait cartonné l'année précédente. Production de commande et donc purement opportuniste, c'est d'abord un film de vengeance, sans grosse prétention dans son scénario, mais qui ravit en même temps qu'il surprend par la solidité de sa narration et le ton détendu qu'il choisit d'adopter pour la conduire. 

Mais c'est aussi, et peut-être surtout, un film qui convainc par sa forme, que l'on n'espérait pas aussi soignée. Formidablement enrobés dans ce Technicolor de l'âge d'or, décors et paysages naturels sont magnifiés, et l'on sera particulièrement impressionné par cette vision de la ville de Denver, grouillante de monde. Lang exploite en maître qu'il est le langage cinématographique, n'hésitant pas à l'occasion à plonger ses personnages dans l'ombre. Le film reste également mémorable par la présence lumineuse de Gene Tierney, rôle féminin qu'on n'attendait pas au sein de ce monde de cowboys revanchards et qui, loin de servir de faire-valoir à Henry Fonda, apporte une efficace dimension supplémentaire au récit.



Billy the kid, David Miller & Frank Borzage, 1941
Tout comme Jesse James, Calamity Jane ou Wyatt Earp, Billy the kid fait partie de ces personnalités historiques qui ont très tôt offert un matériau idéal au cinéma hollywoodien. Parmi les nombreux biopics dont il a bénéficié, celui-ci est un western MGM Technicolor de première classe. En fait le film est seulement signé Miller, mais j'ai appris que c'est Borzage qui avait commencé le tournage avant d'être appelé ailleurs. La mise en scène s'efforce aussi souvent que possible de profiter des superbes paysages désertiques de Monument Valley, avec des cadrages toujours intéressants qui mettent en valeur l'action, qu'il s'agisse de chevauchées furieuses ou d'impressionnants détournements de bétail. Dans le rôle-titre, Robert Taylor tout de noir vêtu se montre parfaitement convaincant. L'acteur qui conserve pour moi l'image d'un homme guindé, se révèle ici formidable cavalier, et dégaine véritablement plus vite que son ombre... de la main gauche s'il vous plaît. Son incarnation du bandit légendaire compose un personnage d'une complexité bienvenue. 

Le film est moins une biographie qu'un récit de ses dernières années, qui le voient presque tenté de s'engager enfin sur le chemin de la rédemption. Le Kid apparaît alors comme un héros torturé, vivant au jour le jour, luttant farouchement pour son indépendance dans le déni de la justice. Pris dans une sombre histoire de rivalité entre deux grands propriétaires de bétail, il va retrouver un vieil ami, véritable frère d'adoption très finement interprété par Brian Donlevy qui va tenter de le sauver. Ce n'est pas Pat Garrett mais les rapports entre les deux hommes sont assez proches puisque le second incarnera précisément la loi qu'il devra faire passer avant l'amitié. Sans complexe, le scénario ne fait pas de cadeau à son protagoniste : quand bien même il acceptera de s'engager sur une bonne voie, toute possibilité d'un avenir meilleur ne cessera de lui échapper, y compris l'amour. 

Les moments dramatiques sont toujours filmés avec beaucoup de pudeur, la caméra filmant l'action de très loin ou carrément hors champ, jusqu'au final, aussi beau que puissant, où Billy va abandonner ce qui lui restait encore de principes avant de se sacrifier. Ça donne notamment lieu à un plan superbe de Robert Taylor plongé dans l'ombre d'une grange, et dont on ne distingue que le bout du colt et les yeux qui brillent. D'un côté la morale est sauve puisqu'en tant que criminel il est finalement puni, mais en même temps on ne peut s'empêcher de trouver cette conclusion particulièrement noire. Elle est d'autant plus émouvante que le film s'achève sur un commentaire présentant le héros comme le dernier représentant de ces hommes de la violence, alors que la loi gagne enfin le Far West. Une vraie découverte, et un merveilleux western.



Duel in the sun (Duel au soleil), King Vidor, 1946
Titre mythique, indiscutablement lié à l'âge d'or hollywoodien, je n'avais encore jamais eu l'occasion de le voir et, malgré sa réputation, étais incapable de déterminer si j'y allais conquis d'avance ou non. Signé Vidor mais co-réalisé par de nombreux autres cinéastes (on compte notamment von Sternberg, Dieterle, Menzies), Duel in the sun est surtout l'enfant gâté du tycoon David O'Selznick, une sorte de pièce montée amoureusement offerte à son épouse d'alors, Jennifer Jones. Et c'est peu de dire que l'actrice est ici le véritable cœur du film. Non seulement elle y est magnifique, animale, sensuelle, déchirée entre l'abandon aux instincts et la quête impossible de la grâce, mais elle m'a violemment impressionné dans sa façon de se donner corps et âme à son rôle. J'ai bien aimé également l'interprétation grossière de Gregory Peck, précisément pour son absence de nuance. Il joue le salaud intégral, ignoble jusque dans son entêtement à ne jamais se laisser dicter sa conduite. Une sorte de caricature du mâle tel qu'on n'oserait plus la peindre, d'autant que c'est en lui montrant son mépris qu'il témoigne son amour à la belle. En contrepartie, on s'amuse des mauvais traitements qu'il subit, sa virilité étant régulièrement rabaissée par ce qu'on lui envoie à la tête (baffe, tartine de confiture, serpillère, etc.).

Le final qui donne son titre au film, d'un baroque justement loué par des générations de cinéphiles, a largement comblé mes attentes, même si je l'avais déjà vu des dizaines de fois sous forme d'extrait fascinant. La beauté visuelle de la scène, ainsi que la dimension érotique y sont poussées à un paroxysme franchement génial, d'une audace assez inouïe encore aujourd'hui. Les corps se vautrent dans le sang, la terre et la sueur, en un abandon presque cosmique tout simplement sublime. Pour le reste, malgré d'autres moments véritablement forts qui justifient le budget pharaonique pour l'époque (l'ouverture dans le gigantesque saloon, la réunion de milliers de cowboys, le barbecue texan, le travail général sur la couleur et les costumes), j'ai trouvé que l'ensemble souffrait de son manque de cohérence. Je m'attendais même à plus de spectaculaire, plus de décors peints irréalistes. Dans son rythme, cette production m'est finalement apparue pas si bien tenue, peinant à faire bien comprendre ses intentions, entre romance franchement bizarre en mode amour vache, et grande saga familiale de propriétaires terriens. 

Il faut dire que Selznick est assez mauvais dialoguiste, que la plupart des personnages peinent à convaincre, et surtout que l'émotion fonctionne rarement, malgré l'abattage des comédiens. Lillian Gish est plus exaspérante que touchante, Lionel Barrymore incarne un archétype sans surprise, Joseph Cotten, vraiment bien campé au début, devient petit à petit complètement fadasse, tandis que Butterfly McQueen et sa voix suraigüe écope du rôle stéréotypé de la domestique noire idiote dont les répliques censées être comiques apparaissent vite pénibles. Walter Huston s'en sort bien mieux en prédicateur errant, arnaqueur sur les bords. La fin apparaît alors comme un morceau presque détaché du reste. Non pas que ce reste soit terne, mais ça manque d'une progression dramatique cohérente qui aiderait le spectateur à se sentir concerné par les enjeux. Bref, c'est un peu comme si Selznick souhaitait nous refourguer un nouveau Gone with the wind tant dans son ambition que dans sa modernité — la relation Jones/Peck n'est pas si éloignée de celle qui liait Vivian Leigh à Gable — mais en étant faussement inspiré, incapable de composer quelque chose d'harmonieux. Je ne peux donc pas vraiment dire que j'ai trouvé ça très bon, mais j'ai néanmoins bien apprécié le spectacle qui me semble demeurer sans réel équivalent.



DOSSIER LÉGENDES DE L'OUEST :