27 avril 2016

R.W.F. teil 2 (1973-1976)

Welt am Draht (Le Monde sur le fil), 1973
Une œuvre de science-fiction sur la réalité virtuelle assez étonnante et vraiment très en avance sur son temps, puisqu'elle annonce clairement des thèmes qui seront traités plus tard dans Tron, Abre los ojos, Existenz, The Matrix ou Avalon. Il s'agit d'une mini-série, qui pâtit peut-être un peu de son excessive durée. Pour autant, Fassbinder ne dilue jamais son style, même si sur la longueur sa mise en scène m'a semblé un peu manquer d'idées, tournant finalement à vide à l'image de son protagoniste. Ce qui est donc tout à fait à propos mais rend peut-être le spectacle un peu trop lisible, trop littéral ? 

Si le sérieux semble de mise, la dimension satirique reste discrètement présente, notamment par sa vision du journalisme ou lorsqu'il s'agit de dévoiler les liens entre les gros industriels et l'État, et certaines scènes sont même très drôles dans leur absurdité. Relativement distrayant, le film patine un peu à trop jouer la carte de l'opacité, puisqu'il est question de complot et de manipulation, mais l'inattendue touche de romantisme lui apporte in fine une profondeur assez inespérée. On notera ici encore une utilisation du son, toujours très travaillé chez Rainer Werner, qui brasse musique classique, airs populaires à l'accordéon et électronique parfaitement en accord avec toute l'esthétique profondément ancrée 70's du film (le mobilier et les diverses machines qui ont gagné aujourd'hui leurs galons de kitsch). 




Angst essen Seele auf (Tous les autres s'appellent Ali), 1974
Un conte à la fois d'une tendresse infinie (le bouleversant couple formé par Brigitte Mira et El Hedi ben Salem) et d'une cruauté sans complaisance dans sa démonstration (le racisme et l'hypocrisie de tous les autres personnages). Avec son histoire d'amour contrarié, le film revendique l'héritage des mélos flamboyants de Douglas Sirk. Mais l'époque à changé, et la trivialité domine désormais. Toujours prêt à mettre son spectateur dans l'inconfort, Fassbinder sait aussi faire place au comique, ce dernier surgissant donc toujours mêlé à un certaine tristesse (la scène du restaurant de luxe). Le cinéaste s'autorise également des allusions toujours éloquentes au passé nazi de l'Allemagne dont les traces sont loin d'avoir été effacées. 

Contrairement à ce que voudrait faire croire Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire des films, Fassbinder avait beau multiplier les tournages, il n'en accordait pas moins à sa mise en scène le plus grand soin, preuve définitive d'un talent hors du commun. Ce film en particulier est réalisé au cordeau, offrant son lot de plans inoubliables mettant en évidence l'isolement des amants. Avec une économie de moyens admirable, et une inspiration débordante, le réalisateur se révèle maître dans l'art de nous emporter dans des torrents d'émotion insoupçonnée. Tirant vraiment parti de la couleur en se la jouant Technicolor, la photographie est magnifique. C'est l'occasion de louer ici l'impressionnant travail de restauration réalisé par Carlotta Films qui a véritablement ressuscité le cinéma de Fafa au début des années 2000. Les copies sont superbes et permettent aujourd'hui de voir ses films dans des conditions idéales. Une image vieillie et des couleurs délavées auraient en effet vite fait de nous rendre pénible la vision de cette Allemagne des 70's avec ses tables en formica, et ses moquettes au mur, derrière lequel on aurait à peine été surpris de voir surgir l'inspecteur Derrick.




Mutter Küsters fahrt zum Himmel (Maman Kusters s'en va au ciel), 1975
Très démonstrative et néanmoins touchante, cette nouvelle fable sur la perte des valeurs de la société des 70's est un conte cruel mais d'une logique implacable, et un nouveau cadeau du réalisateur au talent de Brigitte Mira. Elle incarne le seul personnage constamment digne du récit, qui permettra au film de basculer du pathétique au bouleversant. Autour de la Muti Küsters, les pantins que sont ses enfants, les médias ou les militants gauchistes révèlent progressivement leur totale inhumanité mais sans jamais vraiment tomber dans la caricature. Ceci est du sans doute à une certaine forme de non-jeu des acteurs et dont Ingrid Caven sort championne. Au fond, le même vide moral règne chez les familles ouvrières et les couples bourgeois sans enfants. La fin est aussi inattendue que géniale.

Tout étant ici une question de différence de perception sur des événements donnés, je pense qu'on peut raisonnablement trouver ce film drôle, voire le considérer comme une comédie (noire, certes). Le discours de Karlheinz Böhm en est un bon exemple : je me retenais de pouffer constatant à quel point on avait là une caricature de langue de bois, rendue encore plus risible par le commentaire du type qui le remercie pour la clarté de son exposé ! Les mesquineries des grands enfants sont en comparaison plus dérangeantes parce que montrées sans vernis dramaturgique. C'est presque trop réel, miroir trop juste de nos propres existences. Bref, loin de se la jouer donneur de leçon, Fassbinder trousse ici un film qui bouscule de façon assez salutaire.




Satansbraten (Le Rôti de Satan), 1976
Réalisé avec peu de moyens et certainement en très peu de temps, le film ne cesse d'être drôle. Sa cruauté sans appel n'est jamais étouffante ou claustrophobique. La troupe de Fassbinder a du bien s'amuser sur le plateau, encouragée à aller à fond dans l'outrance. Le personnage de la femme de l'écrivain est le seul à peu près sain dans l'histoire, et parvient même à être émouvant, alors qu'on est plongé dans un monde qui semble nx'exprimer que dégoût et ignobles instincts. 

Du début à la fin du film, on ne quittera jamais le miroir déformant, le grotesque le plus décomplexé, la misanthropie la plus impitoyable, tel un véritable jeu de massacre qui devient réjouissant. Revendiquant ses artifices, le film est volontairement très théâtral  ce qui ne l'empêche pas d'être formellement travaillé, avec de très beaux plans qui mettent bien en valeur les décors, et une musique de Peer Raben qui vient assez subtilement apporter parfois un contrepoint mélancolique aux comportements aberrants des personnages.





DOSSIER RAINER WERNER FASSBINDER. :

23 avril 2016

R.W.F. teil 1 (1966-1971)

Par curiosité, j'ai été lire ce que Jacques Lourcelles disait de Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) dans son Dictionnaire des films (Robert Laffont, coll. Bouquins). Et je n'ai pas été déçu, puisqu'il l'apprécie autant que Rohmer. Une seule entrée (Le Droit du plus fort), prétexte pour résumer ainsi la filmographie du Munichois :

« L'œuvre de Fassbinder, abondante, bâclée sous son apparente rigueur, exprimant toutes les idées reçues de l'époque, est comme le "Café du commerce", lugubre et plein de courant d'air, de ce vingtième siècle finissant. Les générations futures y verront peut-être un document sociologique, mais rien n'est moins sûr. »

Rien n'est mois sûr en effet... Acteur, scénariste, dramaturge, metteur en scène, producteur, décédé à 37 ans, il laissera derrière lui vingt-cinq longs-métrages de cinéma tournés sur une douzaine d'années, plus d'une dizaine de téléfilms, sans compter les pièces de théâtre. J'adore son cinéma avec lequel le spectateur finit par se sentir en terrain familier : récurrences des figures de style, goût de la provocation, fidélité d'une troupe d'acteurs et d'une équipe technique. Débordante et faisant souvent avec les moyens du bord, son œuvre ne semble pour autant jamais entraîner d'essoufflement dans l'inspiration. Fassbinder excellait à mélanger les tons et c'est ce qui rend ses films constamment surprenants, mais surtout accessibles.




Der Stadtstreicher (Le Clochard), 1966
Un des tous premiers essais de Fafa, tourné avec trois sous et quelques amis. C'est une histoire quasi muette et ouverte à l'onirisme. On y suit un bonhomme dans une étrange balade à Munich, qui l'amène à se retrouver avec un flingue entre les mains. On apprécie déjà un étonnant travail sur le son, et un superbe noir et blanc joliment nuancé. Déjà prompt à passer de l'autre côté de la caméra, le réalisateur s'y offre une petite apparition.





Das Kleine Chaos (Le Petit chaos), 1967
Autre court-métrage qui cette fois laisse entrer davantage d'idées, sans se soucier de les canaliser. Fassbinder y opère une dévitalisation savoureuse des codes du film noir, avec ce trio de colporteurs qui séquestrent une femme pour lui tirer son fric. On s'y amuse d'autant plus que le réalisateur, interprétant l'un des bad boys de la bande, annonce à la fin qu'il va profiter de cet argent... pour aller au cinéma. Le tout sur fond de musique pop qui achève de donner à l'ensemble des airs de récréation.





Der Amerikanisches Soldat (Le Soldat américain), 1970
Un régal que ce faux film noir, emballé dans un superbe noir et blanc aux ombres particulièrement profondes. « Il ne se passe jamais rien en Allemagne », dit le protagoniste, ex-GI ayant servi au Vietnam et venu faire le tueur à gages à Munich. Alors Fassbinder invente pour lui des histoires, à partir de matériaux ramenés d'Outre-Atlantique : le film noir avec ses femmes-objets tout juste bonnes à se prendre une mandale ou à s'entendre dire « ta gueule ! », des types au chapeau mou, des inserts de Batman ou Clark Gable. D'une liberté totale, expérimentant avec une fraîcheur digne des débuts de la Nouvelle vague française, le film s'autorise à moquer le mélodrame (la serveuse qui se poignarde d'amour et tout le monde s'en fout), et fait porter aux personnages allemands les noms de Lang ou Murnau.

Persistant dans son goût presque potache de la provocation, Fafa s'amuse à titiller les censeurs, filmant des cartes de poker porno ou la nudité totale des personnages lors d’une scène intime. Scène dont je cherche encore la raison d'être, qui nous montre la serveuse, face caméra au coin du lit, raconter pour elle seule — et le spectateur avec elle — l'histoire d'Emmi et Ali, sujet d'un film à venir quatre ans plus tard, Tous les autres s'appellent Ali. Constater la présence de toute la bande de l'Antiteater, pour des apparitions aussi brèves qu’énigmatiques (savoureuse composition d'Ulli Lommel grimé en gitan), participe également au plaisir pris face à ce film plein de jeunesse. Enfin, génial dernier plan-séquence avec son ralenti tout à fait inattendu (l'homme qui roule au sol avec le cadavre de son frère, la mère déjà en deuil qui contemple la scène, et Franz l'ami d'enfance rattrapé par la nuit du bitume). Et Peer Raben, le compositeur attitré de Fafa, compose une très belle ballade pop qui vient rythmer le film et distiller au cœur du récit une mélancolie latente sans laquelle je ne pense pas que l'émotion passerait.




Rio das mortes, 1971
Clairement fauché et à coup sûr faisant partie de ses films tournés en une poignée de jours, il s’agit ici de son premier en couleurs. Un conte moral qui parle de la jeunesse allemande des 70’s, du monde du travail, du désir d’utopie (symbolisé ici par le Pérou, que veulent rejoindre à tout prix deux potes d’enfance), le tiraillement entre le confort bourgeois et la revendication de ses droits (notamment ceux des femmes). Conte moral mais aussi cruel, car l’ironie est de tous les plans, l’artificialité des situations et du jeu des acteurs étant ici poussée assez loin. 

Il faut quand même que ceux qui ont des a priori concernant le cinéma de Fafa le sachent : ce regard caméra plein d’ironie sur ses personnages fait qu’on s’amuse beaucoup devant ses films. Le cinéaste a le sens de l’humour et en même temps qu'il nous déroule sa fable au fond assez triste, il s’amuse avec les clichés du drame et de l’amour, ce qui donne parfois de très belles scènes amoureuses entre Hanna Shygulla et son Jules, où le summum du drame est atteint lorsque ce dernier renverse par maladresse une salière... La dernière bobine témoigne à ce titre d'une vraie volonté de sabotage, avec un monologue volontairement inintéressant qui dure incroyablement longtemps alors que l’émotion du spectateur est à son comble et qu’il guette le dénouement. La toute fin elle-même, déjouant une nouvelle fois l’attente, n’en est alors que plus forte, et on se rend alors compte que les personnages qu’on a suivi depuis le début, loin d'être des pantins, ne manquaient pas d’âme.


DOSSIER RAINER WERNER FASSBINDER :

20 avril 2016

Jean-Pierre Bertrand, Passing through, 2002



- 1 video sonore, 7'40'' en boucle
- 4 “objets/plaques”, médium flamand sur papier (206 x 154 x 1,5 cm)
Exposition du 23 mars au 11 mai 2002, Galerie Michel Rein, Paris


La galerie Michel Rein est située au rez-de-chaussé d’un vieil immeuble typiquement parisien, dans l’espace que devait certainement occuper autrefois la cour. Il n’y a donc aucune fenêtre pour donner un aperçu de l’intérieur. Lorsqu’on ouvre les portes on se retrouve face à une niche où est projetée la vidéo. C’est le premier contact avec l’exposition. L’image et le son accaparent un moment l’attention avant qu’on ne commence à s’intéresser au reste de la galerie. À une dizaine de mètres sur la droite, on découvre alors les 4 “objets/plaques”. Nous le verrons, des correspondances unissent vidéo et objets. Sans chercher à les dissocier, nous allons cependant respecter ce rythme de l’exposition, et nous intéresser successivement à l’un et à l’autre, afin de les décrire, d’en déterminer les enjeux, avant de nous interroger sur ce qui les unit.



I. LA VIDEO
La source est un plan en couleurs de 7 secondes du film Eyes wide shut (1999), de Stanley Kubrick : travelling arrière sur un pont suspendu, de nuit, un taxi jaune au premier plan, d’autres véhicules à l’arrière, la ville au loin. Montage en une suite de plans cut où Bertrand isole des détails et recadre de plus en plus serré. La séquence isolée du film de Kubrick devient le matériau que l’artiste va modeler afin qu’une forme en surgisse. Par la technique du montage numérique il va en extirper toutes les potentialités jusqu’à épuiser cette matière première. Le choix du film doit faire sens. Bertrand se livre tout de même à un tripatouillage quasi blasphématoire du film testament d’un cinéaste mythique. Il n’en a gardé qu’une séquence de transition, sans doute une des plus insignifiantes d’un film pourtant dépourvu de tout effet superflu. Il ne s’agit donc pas d’un décorticage d’une séquence qui aurait quelque chose à révéler en elle-même. Bertrand se la réapproprie, et sans avoir lu le communiqué de presse, il n’y a pas grande chance de découvrir par soi-même l’origine de la séquence. Aucune des célébrités du film n’y apparaît, il n’y a même aucune véritable figure humaine, rien que des mécaniques en mouvement et de l’architecture urbaine (en fait le personnage interprété par Tom Cruise est à l’arrière du véhicule). Cette séquence a été élue pour évoquer l’idée de passage, de traversée, en écho au titre de l'œuvre, Passing through.

L’image est mouvante (travelling, voitures). Avec les recadrages, les repères se perdent, les frontières s’abolissent. Plus le plan est gros plus les tremblements de l’image se ressentent. Les plans se succèdent dans un mouvement de zoom avant qui viendrait annuler le travelling arrière. Précisons toutefois que dans le film de Kubrick, la caméra est fixée à un véhicule qui roule à la même vitesse que les voitures du plan. Ainsi, bien qu’on recule, le travelling arrière n’élargit pas le point de vue comme telle est souvent sa fonction. Le mouvement est ainsi sans cesse contrebalancé par l’immobilisme, l’arrêt sur image. Le montage fait de même systématiquement avancer et reculer le point de vue. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de point du tout (l’image est alors floue). Nous avons relevé pour exemple la séquence suivante qui peut donner une idée du principe de montage adopté :


1. plan large original, voiture jaune au premier plan
2. phares de la voiture jaune
3. voitures de l’arrière-plan
4. habitacles de ces voitures
5. suite de très gros plans qui tournent à l’abstraction (halos de lumière, ombres, nuit). L’image passant fréquemment au noir, l’œil est incapable de percevoir la moindre coupe.
6. retour à un plan élargi sur la rampe du pont
7. gratte-ciels
8. lumières de la ville
9. lumières du pont.



Passing through est une œuvre pleinement audiovisuelle. L’image est en effet accompagnée du Preludio adagio de la Suite n°4 opus 50 composée par Nicolas Bacri. C'est une suite pour violoncelle. Lente (puisque adagio), grave et profonde, elle retombe fréquemment dans le silence. Elle participe de l’effet hypnotique de la vidéo. Elle nous a semblé cependant échapper à toute synchronisation avec les images, comme si elle se déroulait sur un autre temps, en l’occurence un autre espace-temps, parallèle à celui du film.

La vidéo dure 7 minutes 40. La séquence originale dure 7 secondes, ce qui est quasiment la durée de chaque plan de Jean-Pierre Bertrand. On peut donc penser qu’après avoir choisi chaque cadre, l’artiste laisse la séquence se dérouler sur toute sa longueur. Chaque cut se révélant être le signe de l’épuisement de la matière filmique de départ et appelant à un retour arrière. C’est la technique du téléspectateur qui souhaite revoir un plan d’un film — Play-rewind-play — en général dans le but de repérer un détail qui aurait échappé à son attention. L’ironie réside dans le choix de la séquence qui à coup sûr n’a jamais du susciter chez le cinéphile le besoin de se la repasser. Par le nombre de cadrages qu’il réalise, Bertrand montre bien qu’aucun plan ne vient primer sur l’autre. Il nous donne au contraire la preuve absolue qu’il n’y a rien à voir (ce “rien” se révélant évidemment le “tout” de l’œuvre). Bertrand est un peu ici l’équivalent absurde et obstiné du photographe du film d’Antonioni, Blow up.

La substance du film est étirée sur une durée qui confine à l'absurde. La vidéo passe en boucle. Début et fin ne sont pas signifiés. L’écran passe régulièrement au noir, comme l’adagio au silence. Quel sens peut-il alors rester de la séquence initiale ? La traversée du pont est éternelle, le temps est suspendu comme le pont. Le participe présent Passing through se justifie alors pleinement. Libre choix est donné au spectateur de décider de la durée d'attention qu'il est prêt à lui accorder par sa présence. Tous ces éléments auraient pu aboutir chez lui à la recomposition subjective d’un semblant de narration. Par son principe même, cette vidéo reste réfractaire à une telle tentative. On pourrait en conclure que Bertrand opère une dévitalisation de sa source si celle-ci n’était pas aussi peu explicite. Hors de son contexte elle est en effet vierge de toute dramatisation.




II. LES “OBJETS/PLAQUES”
L’espace intermédiaire entre chaque plaque dans son cadre de fer crée un rythme. Chacun de ces objets propose des effets de matière que l’œil est incapable d'identifier avec certitude : des traces de poussière, de frottement, semblent plus ou moins visibles. Mais qu’est-ce qui appartient au papier ? Qu’est-ce qui appartient à la plaque de verre ? La technique elle-même interroge.[1] Quelle est la part de maîtrise et de hasard dans le rendu final ? A quel point ces plaques sont-elles abouties ? Finalement l’œil devra se contenter de ce qui apparaît sur la plaque de verre, comme sur un écran.

Le visiteur cependant, en s’approchant de bien plus près que ne l'exigent les convenances comportementales lors d'une exposition, pourra faire une découverte intéressante, sous la surface. L'un de ces “objets/plaques” dispose en effet d'un cadre plus épais. Si l’on vient se coller au mur, les fentes sur la tranche métallique permettent de d'apercevoir l’espace qui existe entre le papier et la plaque de verre. C’est le seul objet qui donne un peu à voir ce que les autres laissent dans l’indéterminé. Par l’équivalent d’un trou de serrure, l'artiste nous autorise à jeter un œil dans son atelier, dans les coulisses de son cinéma. Le visiteur aura du pour cela faire preuve d’une vraie curiosité (ce besoin de savoir comment c’est fait).





III. CORRESPONDANCES
Vidéo et “objets/plaques” constituent-ils vraiment une unité ? Seule la vidéo s’intitule Passing through, chaque “objet/plaque” a son titre abscons (Y.G. 00139Y.G. 00122Y.G. 00222Y.G. 01223 — "Y.G." pour "yellow-green" ?). Mais ce titre de Passing through qui évoque le passage et l’échange est sans doute commode pour rapprocher les deux éléments. Et dans sa visite, le spectateur passe de la vidéo aux plaques. Néanmoins, parce qu’elle s’est approprié ce titre, la vidéo semble ici affirmer sa primauté dans l’exposition.

Passing through, deux mots de 7 lettres, correspondant aux 7 secondes du film de Kubrick recomposées en 7 minutes de vidéo de Bertrand, elles mêmes associées aux “objets-plaques” dont le communiqué de presse de la galerie indique qu'elles devaient être au nombre de 7. Une œuvre-exposition construite autour du chiffre 7, récurrence d'un nombre premier qui symboliserait cette idée d’échange. Surinterprétation ? On connaît le goût de Jean-Pierre Bertrand pour les correspondances arithmétiques. Plusieurs de ses œuvres sont par exemple conçues autour du nombre 54, et de son palindrome, 45.[2] Même si cela semble ici confortable pour étayer l’idée de correspondance, nous choisissons par prudence d’en rester à l’hypothèse (une hypothèse qui viendrait d'ailleurs justifier le choix d'un titre anglais). Cette hypothèse devient encore plus intéressante si l’on se livre à une autre analyse numérologique sur le titre des “objets/plaques”, Y.G. : Y est la 25e lettre de l’alphabet (soit 2+5=7). G est la 7e lettre... Coïncidence ?

La galerie est l'espace physique qui fait de l'installation un seul et même ensemble. “Objets/plaques” et niche de projection sont peints de la même couleur jaune-vert. La vidéo baigne dans la couleur jaune du taxi, verdie par les phares et l’éclairage nocturne. Elle est également projetée sur le mur-même de la galerie, accrochée tout comme les plaques. La vidéo joue donc à être un tableau, comme les “objets/plaques” jouent à être un écran. Mais l’épaisseur de son cadre à elle est nulle. Au spectateur revient la décision d'accepter ou non le jeu de l'illusion.

Autres types d’oppositions : abstraction, silence et statisme pour les “objets/plaques” contre figuration, son et mouvement pour la vidéo en boucle. Dans les deux cas, il est question de rythme et l'on se retrouve face à la même indétermination de leurs limites propres (début, fin ?). Du fini à l’infini, on ne sait pas jusqu’à quel point ces œuvres sont achevées, et si elles n'ont pas plutôt été interrompues. Sauf que la lecture des plaques est complètement abandonnée à la subjectivité du spectateur. Il lui faudra même se déplacer pour découvrir, dévoiler le procédé, la sous-face. La vidéo, elle, impose son propre rythme. On se tient devant. Si l’on décide de pénétrer dans la niche peinte, l’effet hypnotique est encore plus fort. Le spectateur est scotché. 

Bertrand joue (il y a ici une indéniable dimension ludique) avec les notions d’espace, raccord et intervalle, dont il illustre en quelque sorte les différents sens. L’indétermination, le mouvement et son contraire, l’arrêt sur mirage (pose, pause, temps-mort). Il met à l’épreuve notre perception visuelle par l’usage de faux-semblants, disons même mieux, de faux-mouvements. L’image est à la fois mouvement et instant figé. Les plaques figurent les traces d’un geste interrompu. La vidéo montre un voyage qui n’avance jamais. 


Par rapport à son emploi d'une musique finalement plutôt funèbre, cette dernière réflexion laisse à penser que Passing through serait une œuvre bien plus sombre qu’on ne pourrait le croire. Car que nous montre cet ensemble ? Le mouvement mort-né, la vie figée : la toile est compressée dans son cadre, la voiture ne cesse de rouler au même endroit. Il ne peut y avoir que des morts là-dedans. De même que je mentionnais des « traces » à la surface des “objets/plaques”, j’aurais pu écrire « fantômes. » Il serait donc ici question de vie et de mort. Un éternel recommencement dans l'attente d'une traversée du Styx ?





[1]  Selon le dictionnaire, en peinture le médium est une « préparation liquide à base de résine et d’huiles, que l’on ajoute aux couleurs déjà broyées. »

[2]  54 lettres bleues..., le titre complet d’Abrazak, composé de 45 lettres, ainsi que 54, son livre chez Actes Sud