20 avril 2016

Jean-Pierre Bertrand, Passing through, 2002



- 1 video sonore, 7'40'' en boucle
- 4 “objets/plaques”, médium flamand sur papier (206 x 154 x 1,5 cm)
Exposition du 23 mars au 11 mai 2002, Galerie Michel Rein, Paris


La galerie Michel Rein est située au rez-de-chaussé d’un vieil immeuble typiquement parisien, dans l’espace que devait certainement occuper autrefois la cour. Il n’y a donc aucune fenêtre pour donner un aperçu de l’intérieur. Lorsqu’on ouvre les portes on se retrouve face à une niche où est projetée la vidéo. C’est le premier contact avec l’exposition. L’image et le son accaparent un moment l’attention avant qu’on ne commence à s’intéresser au reste de la galerie. À une dizaine de mètres sur la droite, on découvre alors les 4 “objets/plaques”. Nous le verrons, des correspondances unissent vidéo et objets. Sans chercher à les dissocier, nous allons cependant respecter ce rythme de l’exposition, et nous intéresser successivement à l’un et à l’autre, afin de les décrire, d’en déterminer les enjeux, avant de nous interroger sur ce qui les unit.



I. LA VIDEO
La source est un plan en couleurs de 7 secondes du film Eyes wide shut (1999), de Stanley Kubrick : travelling arrière sur un pont suspendu, de nuit, un taxi jaune au premier plan, d’autres véhicules à l’arrière, la ville au loin. Montage en une suite de plans cut où Bertrand isole des détails et recadre de plus en plus serré. La séquence isolée du film de Kubrick devient le matériau que l’artiste va modeler afin qu’une forme en surgisse. Par la technique du montage numérique il va en extirper toutes les potentialités jusqu’à épuiser cette matière première. Le choix du film doit faire sens. Bertrand se livre tout de même à un tripatouillage quasi blasphématoire du film testament d’un cinéaste mythique. Il n’en a gardé qu’une séquence de transition, sans doute une des plus insignifiantes d’un film pourtant dépourvu de tout effet superflu. Il ne s’agit donc pas d’un décorticage d’une séquence qui aurait quelque chose à révéler en elle-même. Bertrand se la réapproprie, et sans avoir lu le communiqué de presse, il n’y a pas grande chance de découvrir par soi-même l’origine de la séquence. Aucune des célébrités du film n’y apparaît, il n’y a même aucune véritable figure humaine, rien que des mécaniques en mouvement et de l’architecture urbaine (en fait le personnage interprété par Tom Cruise est à l’arrière du véhicule). Cette séquence a été élue pour évoquer l’idée de passage, de traversée, en écho au titre de l'œuvre, Passing through.

L’image est mouvante (travelling, voitures). Avec les recadrages, les repères se perdent, les frontières s’abolissent. Plus le plan est gros plus les tremblements de l’image se ressentent. Les plans se succèdent dans un mouvement de zoom avant qui viendrait annuler le travelling arrière. Précisons toutefois que dans le film de Kubrick, la caméra est fixée à un véhicule qui roule à la même vitesse que les voitures du plan. Ainsi, bien qu’on recule, le travelling arrière n’élargit pas le point de vue comme telle est souvent sa fonction. Le mouvement est ainsi sans cesse contrebalancé par l’immobilisme, l’arrêt sur image. Le montage fait de même systématiquement avancer et reculer le point de vue. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de point du tout (l’image est alors floue). Nous avons relevé pour exemple la séquence suivante qui peut donner une idée du principe de montage adopté :


1. plan large original, voiture jaune au premier plan
2. phares de la voiture jaune
3. voitures de l’arrière-plan
4. habitacles de ces voitures
5. suite de très gros plans qui tournent à l’abstraction (halos de lumière, ombres, nuit). L’image passant fréquemment au noir, l’œil est incapable de percevoir la moindre coupe.
6. retour à un plan élargi sur la rampe du pont
7. gratte-ciels
8. lumières de la ville
9. lumières du pont.



Passing through est une œuvre pleinement audiovisuelle. L’image est en effet accompagnée du Preludio adagio de la Suite n°4 opus 50 composée par Nicolas Bacri. C'est une suite pour violoncelle. Lente (puisque adagio), grave et profonde, elle retombe fréquemment dans le silence. Elle participe de l’effet hypnotique de la vidéo. Elle nous a semblé cependant échapper à toute synchronisation avec les images, comme si elle se déroulait sur un autre temps, en l’occurence un autre espace-temps, parallèle à celui du film.

La vidéo dure 7 minutes 40. La séquence originale dure 7 secondes, ce qui est quasiment la durée de chaque plan de Jean-Pierre Bertrand. On peut donc penser qu’après avoir choisi chaque cadre, l’artiste laisse la séquence se dérouler sur toute sa longueur. Chaque cut se révélant être le signe de l’épuisement de la matière filmique de départ et appelant à un retour arrière. C’est la technique du téléspectateur qui souhaite revoir un plan d’un film — Play-rewind-play — en général dans le but de repérer un détail qui aurait échappé à son attention. L’ironie réside dans le choix de la séquence qui à coup sûr n’a jamais du susciter chez le cinéphile le besoin de se la repasser. Par le nombre de cadrages qu’il réalise, Bertrand montre bien qu’aucun plan ne vient primer sur l’autre. Il nous donne au contraire la preuve absolue qu’il n’y a rien à voir (ce “rien” se révélant évidemment le “tout” de l’œuvre). Bertrand est un peu ici l’équivalent absurde et obstiné du photographe du film d’Antonioni, Blow up.

La substance du film est étirée sur une durée qui confine à l'absurde. La vidéo passe en boucle. Début et fin ne sont pas signifiés. L’écran passe régulièrement au noir, comme l’adagio au silence. Quel sens peut-il alors rester de la séquence initiale ? La traversée du pont est éternelle, le temps est suspendu comme le pont. Le participe présent Passing through se justifie alors pleinement. Libre choix est donné au spectateur de décider de la durée d'attention qu'il est prêt à lui accorder par sa présence. Tous ces éléments auraient pu aboutir chez lui à la recomposition subjective d’un semblant de narration. Par son principe même, cette vidéo reste réfractaire à une telle tentative. On pourrait en conclure que Bertrand opère une dévitalisation de sa source si celle-ci n’était pas aussi peu explicite. Hors de son contexte elle est en effet vierge de toute dramatisation.




II. LES “OBJETS/PLAQUES”
L’espace intermédiaire entre chaque plaque dans son cadre de fer crée un rythme. Chacun de ces objets propose des effets de matière que l’œil est incapable d'identifier avec certitude : des traces de poussière, de frottement, semblent plus ou moins visibles. Mais qu’est-ce qui appartient au papier ? Qu’est-ce qui appartient à la plaque de verre ? La technique elle-même interroge.[1] Quelle est la part de maîtrise et de hasard dans le rendu final ? A quel point ces plaques sont-elles abouties ? Finalement l’œil devra se contenter de ce qui apparaît sur la plaque de verre, comme sur un écran.

Le visiteur cependant, en s’approchant de bien plus près que ne l'exigent les convenances comportementales lors d'une exposition, pourra faire une découverte intéressante, sous la surface. L'un de ces “objets/plaques” dispose en effet d'un cadre plus épais. Si l’on vient se coller au mur, les fentes sur la tranche métallique permettent de d'apercevoir l’espace qui existe entre le papier et la plaque de verre. C’est le seul objet qui donne un peu à voir ce que les autres laissent dans l’indéterminé. Par l’équivalent d’un trou de serrure, l'artiste nous autorise à jeter un œil dans son atelier, dans les coulisses de son cinéma. Le visiteur aura du pour cela faire preuve d’une vraie curiosité (ce besoin de savoir comment c’est fait).





III. CORRESPONDANCES
Vidéo et “objets/plaques” constituent-ils vraiment une unité ? Seule la vidéo s’intitule Passing through, chaque “objet/plaque” a son titre abscons (Y.G. 00139Y.G. 00122Y.G. 00222Y.G. 01223 — "Y.G." pour "yellow-green" ?). Mais ce titre de Passing through qui évoque le passage et l’échange est sans doute commode pour rapprocher les deux éléments. Et dans sa visite, le spectateur passe de la vidéo aux plaques. Néanmoins, parce qu’elle s’est approprié ce titre, la vidéo semble ici affirmer sa primauté dans l’exposition.

Passing through, deux mots de 7 lettres, correspondant aux 7 secondes du film de Kubrick recomposées en 7 minutes de vidéo de Bertrand, elles mêmes associées aux “objets-plaques” dont le communiqué de presse de la galerie indique qu'elles devaient être au nombre de 7. Une œuvre-exposition construite autour du chiffre 7, récurrence d'un nombre premier qui symboliserait cette idée d’échange. Surinterprétation ? On connaît le goût de Jean-Pierre Bertrand pour les correspondances arithmétiques. Plusieurs de ses œuvres sont par exemple conçues autour du nombre 54, et de son palindrome, 45.[2] Même si cela semble ici confortable pour étayer l’idée de correspondance, nous choisissons par prudence d’en rester à l’hypothèse (une hypothèse qui viendrait d'ailleurs justifier le choix d'un titre anglais). Cette hypothèse devient encore plus intéressante si l’on se livre à une autre analyse numérologique sur le titre des “objets/plaques”, Y.G. : Y est la 25e lettre de l’alphabet (soit 2+5=7). G est la 7e lettre... Coïncidence ?

La galerie est l'espace physique qui fait de l'installation un seul et même ensemble. “Objets/plaques” et niche de projection sont peints de la même couleur jaune-vert. La vidéo baigne dans la couleur jaune du taxi, verdie par les phares et l’éclairage nocturne. Elle est également projetée sur le mur-même de la galerie, accrochée tout comme les plaques. La vidéo joue donc à être un tableau, comme les “objets/plaques” jouent à être un écran. Mais l’épaisseur de son cadre à elle est nulle. Au spectateur revient la décision d'accepter ou non le jeu de l'illusion.

Autres types d’oppositions : abstraction, silence et statisme pour les “objets/plaques” contre figuration, son et mouvement pour la vidéo en boucle. Dans les deux cas, il est question de rythme et l'on se retrouve face à la même indétermination de leurs limites propres (début, fin ?). Du fini à l’infini, on ne sait pas jusqu’à quel point ces œuvres sont achevées, et si elles n'ont pas plutôt été interrompues. Sauf que la lecture des plaques est complètement abandonnée à la subjectivité du spectateur. Il lui faudra même se déplacer pour découvrir, dévoiler le procédé, la sous-face. La vidéo, elle, impose son propre rythme. On se tient devant. Si l’on décide de pénétrer dans la niche peinte, l’effet hypnotique est encore plus fort. Le spectateur est scotché. 

Bertrand joue (il y a ici une indéniable dimension ludique) avec les notions d’espace, raccord et intervalle, dont il illustre en quelque sorte les différents sens. L’indétermination, le mouvement et son contraire, l’arrêt sur mirage (pose, pause, temps-mort). Il met à l’épreuve notre perception visuelle par l’usage de faux-semblants, disons même mieux, de faux-mouvements. L’image est à la fois mouvement et instant figé. Les plaques figurent les traces d’un geste interrompu. La vidéo montre un voyage qui n’avance jamais. 


Par rapport à son emploi d'une musique finalement plutôt funèbre, cette dernière réflexion laisse à penser que Passing through serait une œuvre bien plus sombre qu’on ne pourrait le croire. Car que nous montre cet ensemble ? Le mouvement mort-né, la vie figée : la toile est compressée dans son cadre, la voiture ne cesse de rouler au même endroit. Il ne peut y avoir que des morts là-dedans. De même que je mentionnais des « traces » à la surface des “objets/plaques”, j’aurais pu écrire « fantômes. » Il serait donc ici question de vie et de mort. Un éternel recommencement dans l'attente d'une traversée du Styx ?





[1]  Selon le dictionnaire, en peinture le médium est une « préparation liquide à base de résine et d’huiles, que l’on ajoute aux couleurs déjà broyées. »

[2]  54 lettres bleues..., le titre complet d’Abrazak, composé de 45 lettres, ainsi que 54, son livre chez Actes Sud


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