9 avril 2016

Sam Peckinpah au Far West (1962-1974)


Ride the high country (Coups de feu dans la Sierra), 1962
Un bien beau représentant du néo-western, ou du post-western, je ne sais quelle étiquette conviendrait le mieux. À la fois dernier tribut à un genre — réellement sincère — et dépassement de ce même genre. Après pas mal de tournages pour la télévision ou des productions de série B, toutes les thématiques du cinéma de Sam Peckinpah sont ici en place, dans toute leur profondeur, et constater si tôt la cohérence d'une œuvre est franchement plaisant. 

Le dernier baroud d'honneur de Joel McCrea et Randolph Scott mélange harmonieusement humour et mélancolie. Scott a conservé l'aura du cowboy loner qu'il avait en particulier construite via les westerns atypiques de Budd Boetticher. Et puisqu'il s'agit de filmer le basculement d'une époque à l'autre, le duo de vétérans est lui-même formidablement secondé par un couple de jeunôts caractérisés avec une finesse franchement bienvenue, notamment la rafraîchissante Mariette Hartley. Peckinpah nous ballade ainsi en leur compagnie, au sein d'un Far West pas franchement glamour. Et tout ça culminera lors d'un réglement de comptes final magnifique de lyrisme et d'émotion. Parfaitement raccord avec cette atmosphère solennelle, le thème musical de George Bassman est d'une belle majesté.





Major Dundee, 1965
Un grand film de fou. L'avoir découvert sur grand écran, dans toute la splendeur de son Cinemascope a grandement participé à son impact. Franc-tireur affirmé, Peckinpah livre ici une œuvre véritablement hors-norme, un total anti-western où toutes les traditionnelles figures du genre sont peu à peu vidées de leur substance, perverties puis abandonnées à leur nouvelle condition devenue absurde. En adepte de la démesure, Chuck Heston trouve là un de ses plus beaux rôles, tant sa prestance impressionne. Ses confrontations avec un Richard Harris au jeu très décalé ne sont pas l'aspect le moins fascinant du film. Et j'adore ce plan iconique dans le village mexicain où le Major taquine la bouteille, assis sur un pan de mur sur lequel est écrit "Viva Dundee !"

Le film avance lentement, son atmosphère gagne progressivement en étrangeté, et l'on s'habitue à ce rythme en même temps que l'on s'inquiète du fait que la quête initiale de Dundee semble avoir été complétement oubliée. C'est l'occasion de développer les personnages qui l'entourent, et la caractérisation de tout ces nombreux profils est réellement remarquable. Il faut voir comment ces hommes se transforment au fur et à mesure de leur avancée au Mexique. Le spectateur appréciera d'ailleurs de constater de film en film la fidélité du metteur en scène à certains acteurs, qui forment vraiment une sorte de troupe, au premier rang desquels Coburn et Oates, évidemment. La violence et le côté désespéré de la bataille finale sur le Rio Grande portent bien la marque du cinéaste, et il n'est pas étonnant que la Columbia se soit effrayée en voyant le résultat, tentant de sauver la face en mutilant son montage.




The Wild bunch (La Horde sauvage), 1969
Une œuvre tout simplement gigantesque, et d'une ambition inespérée, à la fois vrai film d'aventures et pur western crépusculaire. Peckinpah y propose en effet une vision plus que jamais démystificatrice de l'Ouest, où le spectateur perd complètement le confort de ses repères. Car c'est sans équivoque : on n'aura droit ici qu'à des bad guys, certains possédant encore une vraie classe (William Holden, Robert Ryan, Borgnine, fascinants), tandis que d'autres sont d'une violence et d'une bêtise proprement irrécupérables (les chasseurs de primes/vautours). 

Le personnage de général mexicain corrompu, entouré de sa cour formée entre autres de conseillers venus d'Allemagne, synthétise clairement la figure du dictateur fasciste oppresseur de la masse paysanne, qui pour sa part espère recouvrer sa terre en s'engageant dans la lutte. Autre ordure du film, le représentant des chemins de fer — donc des intérêts économiques du pays — engage Robert Ryan et les chasseurs de prime sans regarder à la dépense. Ses actions sont d'ailleurs contestées par la population elle-même, victime des dommages collatéraux lors du coup monté du début. Peckinpah ne cache rien de son dégoût pour cette racaille. Loin de tout idéalisme, la bande à Holden ne semble quant à elle vivre que dans le présent, sans aucune volonté de changer le monde. Borgnine dira être plus que satisfait de sa situation, et seul le personnage d'Angel incarnera une position révolutionnaire à proprement parler. Ce sont au final des hommes qui refusent de vivre selon les lois que la société a établi. The Wild bunch est donc au fond très engagé, on y prône sans cesse la révolte contre l'ordre et la loi. C'est même assez étonnant de voir de telles idées radicales aussi librement et explicitement exprimées dans une production hollywoodienne. 

Le film impressionne par sa très grande splendeur plastique, et la beauté des compositions de plans en scope, tant dans les paysages que les intérieurs. J'en étais ressorti avec des images de scènes, de plans, de répliques, et les énormes éclats de rire qui parcourent le récit ont longtemps résonné dans ma mémoire. Je ne sais pas si le rapprochement est légitime, mais j'y ai ressenti une influence assez marquée du western italien et des films de Sollima et Leone en particulier : le côté sales gueules des personnages, le contexte de la révolution mexicaine, la façon qu'a la mise en scène de fétichiser certains regards (surtout entre Holden et Borgnine) et gestes (la précision du vol du train)ce jeu sur la lenteur de certaines scènes, qui fait que l'action et la violence surgissent avec une brutalité décuplée. Sans parler du générique avec ces arrêts sur image qui se colorent, effet qu'on retrouvera dans Cross of ironMais en y réfléchissant mieux, je finis par réaliser que c'est surtout à Il était une fois la révolution (1971) que j'ai pensé, film qui correspond justement bien à ce dialogue entre romantisme et nihilisme exprimé chez Peckinpah. Donc l'influence, s'il y en a, serait finalement tout autant dans l'autre sens puisque le Leone est postérieur. Avec The Wild bunch, Peckinpah marquait donc l'Histoire du cinéma d'une nouvelle pierre blanche (éclaboussée de sang).




Pat Garrett & Billy the Kid, 1973
Encore un western assez atypique, par son rythme faussement indolent, comme par ses personnages fascinants, paraissant tantôt impénétrables, tantôt profondément torturés. Kris Kristofferson m'a tout simplement laissé le souffle coupé, tant sa performance est impressionnante, héros sans âge, ne connaissant pas la peur et refusant de vivre sous une autre loi que la sienne. Face à lui, l'impeccable James Coburn a une sacrée classe en vieux briscard qui a conscience d'avoir peut-être perdu sa dignité en tournant le dos à son passé de bandit et de s'être compromis en se mettant au service des éleveurs, mais qui veut accomplir sa tâche pour ne laisser à personne d'autre la possibilité de s'accaparer la mort de son ancien ami. Avec très peu de mots, Peckinpah nous laisse deviner tout ce qui les rapproche encore, jusqu'à ce que, littéralement, le miroir se brise.

Telle une rêverie lyrique, le film est construit comme une suite de tableaux presque autonomes, donnant l'impression d'une trame finalement assez lâche, qui m'a parfois un peu fait décrocher. Pourtant, certaines scènes sont véritablement grandioses et très riches en émotions. L'assaut contre la cabane où est retranché Billy au début du film m'a complétement emballé par son intelligence cinématographique (mouvements parcimonieux mais incroyablement efficaces de la caméra, montage, etc.). De même la séquence à la limite du fantastique où Billy s'évade de la ville de Lincoln, en chantant tandis que les villageois restent immobiles devant les cadavres. Entretemps, se succèdent des moments de dialogue ou de contemplation très étranges, presque désincarnées, où l'on n'est pas sûr de saisir le sens de ce qu'on voit à l'écran (Coburn face aux trois bandits dans la taverne).

Malgré la présence de grands espaces, le monde est tout petit pour Pat le sheriff et Billy le hors-la-loi. Leur parcours reste circonscrit à l'intérieur des frontières du Comté, dont la topographie semble des plus réduites. Comme si les personnages, sachant très bien que toute fuite est impossible, attendaient juste de perdre une à une leurs dernières illusions. Le film n'est en gros qu'une longue parenthèse qui tente de repousser le plus loin possible l'inéluctable, s'achevant comme de coutume désormais chez Peckinpah sur une conclusion magnifique. La musique composée par Bob Dylan — qui se révèle ici plutôt charismatique en tant qu'acteur — apporte une dimension picaresque à l'ensemble, et son registre folk n'est pas sans m'évoquer le décalage imposé par Morricone au même genre cinématographique. On repérera aussi Harry Dean Stanton qu'il est toujours plaisant de croiser. En bref, un film désarçonnant, du genre qui se bonifie vraiment après coup, travaillant dans la tête. Je le crois thématiquement très riche et d'autant plus passionnant qu'on sera sensible aux résonances qu'il entretient avec les autres œuvres du cinéaste.




Bring me the head of Alfredo Garcia (Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia), 1974
Peut-être mon film préféré de Peckinpah, qui après avoir mené le western au bout de son destin, tente dans un dernier sursaut d'énergie rageuse de le propulser sur une voie inédite, redistribuant les cartes sans plus se soucier d'une quelconque règle du jeu. L'idéalisme est enterré, les bagnoles ont pris la place des chevaux, et les paysages ont plus que jamais des allures post-apocalyptiques. Avec une incroyable impolitesse, le film enchaîne les idées poétiques, composant une atmosphère proche du fantastique. Warren Oates trouve ici le rôle de sa vie, incarnant l'antihéros ultime, et Peckinpah lui offre en plus une compagne à sa mesure. Le couple qu'ils forment est anti-glamour au possible et pourtant foncièrement touchant, parce qu'il parvient à le faire sonner authentique. 

Pour employer une expression galvaudée, le film est une claque. Je l'avais découvert lors d'une diffusion tardive dans la nuit, et j'étais resté scotché jusqu'à la fin, yeux écarquillés, mâchoire pendante face au jusquauboutisme, au nihilisme d'un film qui ne ressemble à aucun autre, qui déjoue sans cesse les attentes du spectateur qui ne sait plus si on lui projette un western, un polar hard boiled ou une romance déglinguée.


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