30 juin 2016

Le Cinéma de Steven Spielberg V. 2008-2015

Indiana Jones and the kingdom of the crystal skull (Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal), 2008
À l'époque de sa sortie en 1989, certains critiques et spectateurs (pas moi) pouvaient éventuellement se laisser aller à penser que La dernière croisade était le film le plus faible des trois alors tournés. Tout a changé en 2008 avec l'ajout de ce quatrième titre. Indiana Jones and the kingdom of the crystal skull fut en tout honnêteté emballant sur l'instant, enthousiasmant dès ses premières minutes par la vivacité épatante de la mise en scène, par sa plongée rafraîchissante dans les fifties chères à George Lucas. Et je fus touché — pour ne pas dire ému — par les inévitables clins d'œil qui viennent titiller nos souvenirs de spectateur.

Mais, le récit se développant, et les scènes s'enchaînant, je me retrouvais vite rattrapé par un arrière-goût bizarre que je n'osais pas trop interroger. Au sortir du film, certaines images me revenaient soudain en tête, et c'est alors l'embarras qui s'est imposé, au point où j'en venais à considérer certains choix, tant narratifs qu'esthétiques, indéfendables. Les trois premiers films faisaient preuve d'une réelle intelligence dans le scénario, donnée insuffisamment présente ici (David Koepp, décidément inégal). J'avoue ne pas avoir tenté de le revoir depuis. Et peut-être faudra-t-il encore relativiser ce jugement au vu de l'annonce franchement inquiétante d'un cinquième épisode...



The Adventures of Tintin : secret of the unicorn (Les Aventures de Tintin : le secret de la licorne), 2011
Forcément suspicieux au moment de m'y mettre, j'ai été conquis par la démarche visuelle dès l'ouverture sur le marché aux puces de Bruxelles. Le mix entre le rendu photoréaliste des décors et la stylisation des personnages aboutit en effet à quelque chose d'à la fois parfaitement fidèle au monde d'Hergé et judicieusement calibré pour le média cinématographique. Le film nous offre tout à coup l'occasion de plonger dans la profondeur insoupçonnée d'un univers graphique pourtant tellement familier. Le tout est porté par un scénario formidable de malice cosigné par Edgar Wright (Shaun of the dead, Scott Pilgrim), qu'on devine incontestablement connaisseur de la bande dessinée, et ayant clairement à cœur de lui rendre dignement hommage. Sans céder à la tentation du remplissage, il mêle adroitement à son récit des éléments pertinents tirés du Crabe aux pinces d'or. Il y a du vrai fan derrière, ça se sent et fait d'autant plus plaisir qu'Hollywood se soucie peu des questions de fidélité dans ses adaptations, du moment qu'on a sur l'affiche un nom de franchise porteur.

La réalisation délirante de Spielberg achève de rendre le spectacle distrayant, et on sent que c'est son seul objectif. Pas de temps mort, un enchaînement de cadres aussi variés que dans un bon James Bond. C'est chargé d'action jusqu'à la gueule et ça culmine lors de ce plan-séquence au Maroc dont j'imagine qu'il a du faire son petit effet aux spectateurs des séances 3D. En soi, cette séquence de ride pourrait légitimement être considérée hors-sujet dans l'univers d'Hergé. Mais dans le rythme du film, elle s'intègre sans heurt. Un seul regret : qu'après ce climax, Spielberg se soit senti obligé d'en rajouter un autre. En plus d'être incompréhensible et abusivement démesurée, la baston de grue à ce stade ne nous intéresse plus, on n'y ressent plus aucune sensation de danger.



War horse (Cheval de guerre), 2011
Un vrai grand spectacle de cinéma, où Spielberg semble une nouvelle fois confirmer sa filiation avec les grands réalisateurs classiques hollywoodiens (et John Ford évidemment en première ligne). C'est une véritable odyssée qui nous fait vibrer à travers tout un riche panel d'émotions. Trop riche, peut-être, mais le sujet s'y prête et Spielberg aurait eu tort de s'en priver. La vraie belle surprise est que malgré la violence inévitable du sujet, le réalisateur fait preuve dans son regard d'une sobriété qui rend les images encore plus fortes, dissimulant souvent la mort tout en nous saisissant à la gorge.

Le premier acte du film est sans doute le moins intéressant, étape obligée pour poser les bases du relation qui va ensuite y puiser toute sa force. Mais on se laisse prendre parce que c'est fait avec un talent admirable. Toute la maturité du metteur en scène se ressent dans la volonté qui est la sienne de peindre des personnages touchants (Niels Arestrup est fabuleux). En fait, le film est truffé de scènes ultra-fortes, tant dans le thème abordé que dans la mise en scène. Je ne les citerai pas mais ceux qui ont vu le film n'ont pas pu passer à côté. Le tout évidemment emballé par des images somptueuses et pleines de poésie. Bref, dans le détail, on pourra toujours reprocher une recherche de lyrisme appuyée, mais personnellement le film m'a transporté. D'autant plus que je n'en attendais franchement rien au vu de son improbable sujet.



Lincoln, 2012
Spielberg semble désormais affranchi des modes, faisant des films qui échappent aux catégories. Projet longtemps porté, Lincoln se présente ainsi comme un film assurément ambitieux par son approche, sa volonté de traiter un sujet historique complexe en circonscrivant son action quasiment aux seules alcôves du pouvoir. Ça peut paraître limité au premier abord et pourtant, grâce à la finesse du scénario et des dialogues, énormément de choses sont dites, l'essentiel semblant comme projeté hors champ. On y reconnaîtra là le talent du dramaturge Tony Kushner (Angels in America, Munich), d'autant plus à l'aise ici que le film privilégie les discours aux actes. Les dilemmes moraux et politiques d'un pays qui est alors toujours en phase de construction sont mis sur le même plan que ceux d'un homme qui se doit d'être au-dessus des autres, de (faire) voir plus loin. Et ça crée de vrais moments d'émotions, le metteur en scène y mettant ce qu'il faut de sensibilité dans la peinture de la famille Lincoln, parfaitement secondé par un casting très classe à tous les niveaux (j'ai découvert au générique de fin la présence d'un James Spader méconnaissable, et Tommy Lee Jones m'a paru un peu fatigué).

Décors et costumes créent une impression de pesanteur qui contribue sans doute à cette sensation de voir l'Histoire en marche, qui doit se débarrasser du poids des préjugés et traditions. Je note aussi le montage vraiment inspiré de Michael Kahn qui par de petites trouvailles vient mine de rien régulièrement accélérer le rythme du film par des séquences illustratives ou par sa façon de bousculer la chronologie. À côté de ça, on sent Spielberg tellement respectueux de son sujet (de son protagoniste), que son film n'échappe pas toujours à un aspect un peu compassé, même s'il a à cœur d'éviter les facilités. Un petit côté film scolaire, au sens de destiné aux écoles, comme un travail de mémoire. Animé des mêmes intentions, Saving private Ryan avait par nature davantage de souffle. Le film ne souffre vraiment d'aucun défaut, mais je ne suis pas sûr d'avoir envie de revenir de sitôt vers Lincoln.




Bridge of spies (Le Pont des espions), 2015
Ça commence plutôt très bien, et j'en viens aujourd'hui à ressentir du plaisir dans le simple fait de retrouver la grammaire et l'univers visuel familiers de Spielby et Kaminski. Après une admirable séquence d'ouverture, où je me suis délecté de la maîtrise confondante du réal pour introduire son personnage muet, son environnement, et mettre en scène sa filature, j'ai trouvé que le film perdait un peu vite en efficacité, jusque dans les ressorts de son intrigue. Ainsi, quel dommage de devoir tiquer après à peine 10mn, lorsqu'Abel réussit à faire disparaître son petit papier avec autant de facilité, au milieu de tous ces agents du FBI qui ont envahi son appart et qui devraient précisément être à l'affût (scène un peu gadget puisque cet élément de preuve ne servira en rien le récit par la suite). Les séquences de procès dévoilent progressivement une réflexion intéressante, où le personnage de l'avocat prend au sérieux le rôle qu'on lui a assigné, seul contre tous y compris sa famille, refusant de céder à la mascarade politique qui se met en place. On se retrouve ainsi avec un film au propos très citoyen, qui dit des choses sur le monde d'aujourd'hui, où face à de nouvelles crises la question du respect des droits fondamentaux est toujours posée.

Puis, lorsque les scènes avec les soldats de l'US Air force commencent à s'intercaler, on devine où tout cela va conduire. Dès lors, le suspense m'a paru complètement éventé, me laissant avec la pénible impression que le film ne démarrait vraiment qu'au bout d'une heure, lorsque Hanks déboule à Berlin. Certes, toute cette première partie sert à montrer sa détermination à toute épreuve, mais dans ce cas j'aurais préféré qu'on nous laisse hors-champ l'histoire du pilote — sa scène de crash n'ayant plus aucune intensité, puisqu'on sait qu'il est destiné à devenir monnaie d'échange, donc à survivre. Le meilleur du film réside peut-être dans ces harassantes et parfois absurdes tractations que mène le héros, à cheval sur le rideau de fer. Là c'est souvent passionnant. Tout passant essentiellement par le dialogue, les scènes doivent une grande part de leur réussite à l'excellence de l'interprétation. Evidemment, ça fait plaisir de voir un acteur de la trempe de Hanks prolonger sa collaboration avec Spielberg, et il incarne vraiment ici une sorte de tradition du héros américain, humaniste et individualiste — dans le sens où il trace son propre chemin contre les règles — à la James Stewart chez Capra. Mais le réalisateur a beau montrer des moments pénibles (l'interrogatoire du pilote et les tentatives de franchissement du mur), je n'ai jamais pleinement ressenti angoisse et froideur. Même quand Hanks se fait agresser dans la rue, c'en est presque inconséquent. Et ce n'est pas la photo de Kaminski aux teintes bleutées qui compensera ça. L'échange final lui-même pâtit d'un suspense gentiment artificiel, on n'est jamais vraiment inquiet pour sa résolution.



Si je me permet de dire que le film ronronne, c'est parce que j'espérais davantage de tripes de la part de Spielberg pour un sujet pareil qui offrait une bonne opportunite de mélanger réflexion citoyenne et spectacle efficace, en nous plongeant dans un monde où la confiance n'est plus de mise. Pourtant, on ne peut nier qu'il est impliqué et qu'il croit à l'histoire qu'il raconte, mettant en scène cette époque de paranoïa qu'il a lui-même connu (celle que Joe Dante évoquait à sa façon dans Matinee). L'épilogue est peut-être le moment le plus réussi, trouvant le juste ton. À la lecture des notes de fin qui racontent le devenir des personnages, c'est peut-être davantage la négociation de l'avocat à Cuba qui m'aurait semblé mériter un traitement. Parce que film d'espionnage inscrit dans une réalité historique, j'avais le fabuleux Munich en ligne de mire, et espérai une réussite au moins approchante. On est ici plutôt dans la lignée du bavard LincolnSurprise au générique : le nom des Coen Bros. à l'écriture, et c'est sans doute à eux qu'on doit ces nombreuses répliques pleine d'esprit qui trouvent plutôt bien leur place dans un récit sérieux.


DOSSIER STEVEN SPIELBERG :

28 juin 2016

Las Peliculas de Julio Medem, 1992-2007

Vacas, 1992
Un premier film qui ne laisse pas indifférent tant il s'acharne déjà à refuser la facilité, qu'elle soit dans la construction du récit ou dans la caractérisation des personnages. Medem est parfois un peu lourd dans le symbolisme et tend à se complaire dans la fascination des images. Et c'est vrai que cette histoire d'une famille de paysans basques sur plusieurs générations, de 1870 à 1936 offre de beaux moments de poésie. Animés par une vision décalée de la réalité, les personnages sont tous un peu tordus. Les paysages sont bien sûr magnifiques, et tout le passage sur le concours de haches est assez captivant. 

A force d'effets de distanciation, ça laisse quand même un peu le spectateur sur le bord du chemin, les quelques moments de vraie émotion ne sont pas toujours très bien amenés, même si on devine bien toutes les obsessions du réalisateur qui perceront davantage dans ses films suivant : la vie comme un rêve qu'on fabriquerait soi-même, l'amour fou. Le film bénéficie des belles musiques d'Alberto Iglesias, qui participent de cette alchimie envoûtante, cette impression de communion des personnages comme des images avec la Nature. Un film pas encore pleinement abouti, donc, mais ambitieux, et dont la singularité parvient quand même à laisser une trace durable, donnant même envie d'y revenir pour tenter d'en percer les mystères.




La Ardilla roja (L'Ecureuil rouge), 1993
C'est par ce film que j'ai découvert et suis tombé sous le charme du cinéaste, qui avait obtenu avec lui le Prix spécial du jury à Gerardmer. Le spectateur est embarqué dès l'ouverture par la mise en place d'un pitch aussi simple que génial : un type suicidaire porte secours à une motarde qui vient d'avoir un accident. Elle est amnésique, il va lui inventer tout un passé en se faisant passer pour son petit ami. 

Medem tisse à partir de cette pure base de film noir une atmosphère plus que troublante, ponctuée de magnifiques scènes de mots d'amour. Son montage relativement éclaté — déjà — remet petit à petit les pièces du puzzle dans l'ordre, et il est vraiment plaisant de constater qu'il a repris la quasi intégralité du casting de son film précédent, notamment l'excellente Emma Suarez. Le nouveau venu dans l'univers du cinéaste, c'est Nancho Novo dont l'étrange sourire et le regard presque enfantin sont vraiment idéaux pour le rôle de mâle en quête d'un amour idéal, quitte à devoir le façonner. Le film se poursuit ensuite, mélange de suspense, de poésie mais aussi de grotesque assumé.




Tierra, 1996
Le film qui confirme s'il en était encore besoin la cohérence de l'univers d'un cinéaste. On y retrouve sa désormais familière troupe d'acteurs au sein des superbes terres viticoles du pays basque. Epousant la subjectivité de son protagoniste, atteint d'une imagination débordante (schizophrène en fait), le récit se situe entre le rêve et la réalité, avec comme toujours des fulgurances poétiques tant dans les dialogues que dans la mise en scène, qui amènent à penser qu'on est de toutes façons dans un monde légérement décalé. 

C'est souvent très beau, mais il est vrai qu'on se demande où le réalisateur veut en venir, et ça peut laisser le spectateur sur le carreau (davantage que Vacas qui pouvait au moins s'appuyer sur son background historique). Le film est cependant illuminé par la présence d'une superbe rousse — justifiant à elle seule le qualificatif cliché d'"incendiaire" — du nom de Silke, qui incarne ici la part sensuelle du film. Medem nous offre d'ailleurs une scène de sexe absolument folle, où les corps des amants se touchent pourtant à peine, mais dont on ressent le trouble pleinement.




Los Amantes del circulo polar (Les Amants du cercle polaire), 1998
Si Tierra est peut-être un titre qui demande à être révu pour être mieux apprécié, Los Amantes s'est imposé à moi  comme pur chef-d'œuvre dès sa découverte, et continue de me combler après de nombreuses visions, promu parmi mes films fétiches. Une histoire d'amour déchirante, mise en forme de façon éblouissante. Pour moi c'est la quintessence du cinéma de Medem parce que toutes ses thématiques et ses procédés se voient réunis ici de façon parfaite, créant émotion et lyrisme. 

La construction est plus alambiquée que jamais, mais cette fois, loin de perdre le spectateur, elle stimule sa perception, et vient formidablement enrichir les liens entre les personnages, grâce à un sens stupéfiant du raccord et de l'ellipse. Ça fourmille d'idées qui font toujours sens, les personnages existent réellement, et c'est rien de moins que l'histoire d'une vie (de deux vies) que l'on partage le temps du film. On y retrouve ces deux acteurs qu'on aura eu plaisir à croiser à cette époque dans le cinéma espagnol (notamment chez Amenabar), à savoir Najwa Nimri et Fele Martinez. Splendide et bouleversant.




Lucia y el sexo (Lucia et le sexe), 2000
Impressionnante maîtrise du récit. Jouant de la mise en abîme, de la fiction dans la fiction contaminant le réel (ce dernier n'étant que la fiction qui nous est donnée à voir), Medem livre une œuvre d'une poésie totale, ne se privant pas de donner à ses personnages une vérité et une épaisseur qui nous les rendent incroyablement touchants. Le désir, le rêve, l'illusion, la passion se mêlent dans une sorte de grand bain cosmique qui relie tous les personnages entre eux, avec au centre la figure du romancier démiurge. 

C'est volontairement complexe, cérébral et cette volonté pourrait nuire à l'émotion. Il n'en est heureusement rien grâce là encore à la force de conviction et d'incarnation des interprètes (Paz Vega, entourée de Tristan Ulloa et Najwa Nimri). La photographie est magnifique et aide grandement à l'abandon, avec une nouvelle fois le choix de paysages à la limite de l'abstraction, le film étant en partie tourné à Formentera. C'est d'autant plus paradoxal que la structure faussement gigogne du récit appelerait plutôt à une vigilance de tous les instants, à une concentration qui viendrait s'opposer à l'abandon émotionnel. La grande force du film est qu'il offre suffisamment d'entrées pour être apprécié des deux façons, et sans doute là encore — je ne l'ai pas fait — d'être revu.



Caótica Ana, 2007
Franchement pas un souvenir enthousiaste du film qui ne m'avait pas convaincu. J'en retiens surtout un sentiment de confusion, tant dans le récit (éclaté comme toujours) que dans le propos. Medem y semble pour la première fois parodier son cinéma, sans obtenir la même magique réussite, prêtant le flanc à l'accusation de petit malin qui privilégierait l'effet au fond. Là où auparavant, il parvenait à donner corps et chair à ses personnages, au milieu d'une structure perturbante, il échoue ici à rendre son héroïne un tant soit peu attachante. 

Ana (Manuella Vellés, pas spécialement émouvante) donne en effet l'impression de se promener dans le songe de son existence, passant d'un guide à l'autre sans jamais s'éveiller. Sauf peut-être dans un final particulièrement brutal, qui arrive cependant trop tard pour parvenir à redonner du sens, ou de l'intérêt, à ce qui a précédé. Le spectateur n'a plus, à ce stade, envie d'en faire l'effort.


23 juin 2016

Paul Guth, La Chance (édition 1973)


Paul Guth, La Chance
Écrit en 1963, réédité chez Jean Dullis, Paris, 1973



BONNE AVENTURE
Né en 1910, Paul Guth a débuté sa carrière comme professeur de français. En 1939, il participe à l’écriture du dessin animé de Paul Grimault, Les Passagers de la Grande Ourse. En 1945, son premier livre, Autour des dames du Bois de Boulogne, relate le tournage un an plus tôt du film de Bresson, Les Dames du Bois de Boulogne (scénario de Cocteau, d’après Diderot). Entre 1947 et 1952, Paul Guth, devenu journaliste, se lance dans une monumentale série d’entretiens avec les plus grandes personnalités françaises de son temps. Alain, Braque, Maurice Chevalier, Louis Jouvet, Mauriac, Rostand (quarante de ces entretiens seront publiés en 1991 dans le recueil Quarante contre un)Il ne quitte pas le cinéma et consacre en 1951 un essai à Michel Simon

Auteur régulier de livres pour la jeunesse, il connaît son plus grand succès public grâce à deux séries de romans humoristiques publiés à partir de 1953 : les pittoresques Naïf et Jeanne la Mince sont mis en scène dans des récits mêlant réalisme et imaginaire. La saga du Naïf en particulier (Grand prix du roman de l'Académie française en 1956), est d’inspiration fortement autobiographique. Elle raconte les mésaventures d’un jeune professeur agrégé de la troisième République. Guth revendique d’ailleurs cette appellation, lorsqu’il se prête au jeu des mémoires dans Le Ce que je crois du naïf (1982). Il aime en effet se mettre en avant dans ses textes. Non par mégalomanie, mais parce que c’est sans doute là qu’il trouve son style. Dans son Discours de déception à l’Académie française (1987), il raconte ainsi l’expérience de ses deux échecs à l’Académie française, sur un ton gentiment moqueur. Également prompt au pamphlet lorsque la situation le demande, il condamne le système scolaire de son époque dans Lettre ouverte aux futurs illettrés, en 1980.

Son style appliqué à l’écrit historique, privilégie les anecdotes racontées avec verve. Son Histoire de la douce France (1968), sera un best seller, rééditée en 1982 sous le titre L’Aube de la France. Il rédige de même diverses biographies, ainsi qu'une Histoire de la littérature française (1981) en deux volumes.

Paul Guth est décédé en 1997. Celui qui fut professeur, scénariste, romancier, essayiste, journaliste, historien, conteur, donne l’impression d’avoir été partout à la fois. Il est aujourd’hui passablement tombé dans l’oubli.



PORTE-BONHEUR
La Chance, imprimé à Bruges le 8 novembre 1973, paraît chez Jean Dullis. Il s'agit de la réédition d'un ouvrage publié dix ans plus tôt chez Hachette. Sous cette nouvelle forme, La Chance apparaît comme un petit livre. Au premier contact s’impose le travail sur l’objet, la qualité de l’impression et de la maquette, le soin de la mise en forme. 124 cartes-pages sont empilées dans un coffret de carton aux mêmes dimensions, soit 7,7 x 9,6 x 3,6 cm. Ce coffret est imprimé et porte sur fond rose, en noir et en blanc, différents motifs. La typographie joue avec le nom de l’auteur et le titre répartis sur plusieurs faces. Des points noirs et un trèfle à quatre feuilles blanc viennent placer le livre sous les auspices dont il se réclame ainsi ouvertement. Les références du texte à venir sont déjà là, explicites : dé, carte à jouer, (porte-)bonheur, superstition, jeu et/de hasard, bref, la "chance" dans tous ses états. Par sa rareté, ou par sa forme, tout livre-monstre (selon la définition d'Étienne Cornevin) appelle malgré lui à une surestimation respectueuse de sa fragilité. Tirant précautionneusement la languette marquée du trèfle blanc, le futur lecteur verra s’ouvrir le susdit coffret, révélant le patron qui permet d’obtenir ce dé de carton.

Pour lire La Chance on laissera désormais de côté l'emballage, rendu à son simple statut de couverture. C’est alors que l’ouvrage s’affirme définitivement comme une œuvre en volume. La métaphore du titre se poursuit au-delà du coffret. Les pages non reliées sont épaisses comme des cartes à jouer. Chaque carte est autonome, tel un chapitre. Le lecteur commence ainsi sa lecture, un jeu de cartes en main. Il est naturellement poussé à choisir l'une d'elles au hasard, à lire dans le désordre, quitte à en laisser de côté. La meilleure utilisation, en tout cas la plus cohérente, serait peut-être de se contenter de lire une carte à la fois, à un moment quelconque de la journée, quand l’envie nous prend, et de nous imprégner ou de rire du texte proposé. On pourrait également se réunir entre amis et faire tirer une carte à chacun, tel un test de personnalité que viendrait régir le hasard, ce maître de l’univers. Ce caractère incontestablement ludique de la manipulation trouve en effet un écho dans le texte. Guth développe, carte après carte, une sorte de typologie de la chance. Il compile avec un évident souci d’exhaustivité tout ce que peut lui inspirer ce thème.

Il commence d'abord par une tentative de définition du mot “chance” dont le sérieux tourne court, annonçant le ton à venir de l’ouvrage. Il se permet de greffer des prolongements tout à fait fantaisistes à des faits historiquement ou scientifiquement authentiques. Pour exemple, partant d’une analyse étymologique du terme, Guth parvient à expliquer que la chance consiste à « obéir à la cadence de l’univers, comme la femme épouse la cadence de son partenaire dans l’amour. » Il bascule constamment entre une écriture parée du plus grand sérieux syntaxique (la forme) et l’humour le plus sournois (le fond de l’affaire). Sous son costume de professeur, Paul Guth porte encore sa blouse de potache.

Disons-le ici, la lecture de La Chance est un vrai bonheur. En choisissant de lire au hasard et à petites doses, le plaisir est prolongé. On y trouve de nombreuses résurgences autobiographiques, liées à l’enfance. Plusieurs chapitres traitent de la propre relation de Guth à la chance. La carte 14 raconte ainsi quel héritage de chance et de malchance lui a légué sa famille. Il évoque souvent sa date de naissance du 5 mars, interprétée tour à tout par l’astrologie, la numérologie ou les diseuses de bonne aventure. Sans agressivité, avec des arguments posés, il met en déroute les superstitions. Ses objets de chance (orme, cygne et jaspe) sont battus en brèche, et avec ce sempiternel humour, par le passage de la théorie à la pratique : « Je ne sais pas distinguer un orme d’un frêne. J’ai toujours considéré les cygnes comme des oies sans foie. Je ne marche pas dans la vie constellé de jaspe. » La Chance est encore riche en références. Les Divins secrets du Grand Œuvre de Moorys, Descartes, Napoléon, Laplace, Mazarin, Henri IV, ainsi que de simples gagnants à la loterie.
La chance en ainsi traitée en tant que bonne ou mauvaise fortune, porte-bonheur, magie et superstition, chance au jeu, probabilités mathématiques, hasard métaphysique. Le champ se veut le plus ouvert possible. Le travail universitaire se mêle aux anecdotes personnelles comme aux grosses farces. L’humour qui s’y déploie crée la surprise et assure la complicité du lecteur. Le ton oscille entre le vulgarisateur peu avare en digressions et le comique troupier.


ALCHIMIE
La Chance, malgré la qualité du travail formel et littéraire, n’échappe pas totalement à certains caractères de normalité. La mise en page à l’intérieur des cartes respecte les normes éditoriales : texte écrit noir sur blanc, marges, lettrines, paragraphes, ponctuation. La transgression ne va sans doute pas aussi loin qu’elle aurait pu. Plusieurs chapitres consécutifs développent la même idée. Les pages sont toutes numérotées, il y a un recto et un verso pour les chapitres les plus longs[1], on y trouve pages de garde, de titre, et informations légales de publications en tête et en fin d’ouvrage comme c’est communément l’usage en édition. Trois cartes portent juste l’indication des trois inégales parties qui composent l’ouvrage. L’unité de chaque partie est laissée à notre libre appréciation. On pourrait les considérer ainsi, sachant que certains chapitres échappent à une telle catégorisation : I. la chance au sens bénéfique, II. la malchance, III. la chance soumise aux lois scientifiques. Aucun mode d’emploi ne nous a été donné ici. Celui-ci doit s’imposer à nous. Guth nous fournit le matériel, à nous d’inventer les règles ainsi que le jeu.

Toutes ces éléments de mise en page normative viennent cependant parasiter cette liberté qui nous semblait dans un premier temps offerte. Le livre ne perdrait pourtant rien et gagnerait même beaucoup en appelant ouvertement à un joyeux mélange de ses pages, acte sacrilège car assimilable à de la destruction. L’intégrité du texte demeurerait puisque chaque chapitre/page/carte est autonome.

Notons enfin, en dehors du coffret, et de deux tableaux de correspondance, l’absence d’éléments visuels et graphiques. Pas d’images, ni photographies, ni gravures ou dessins, ni jeux calligraphiques. C’est bien le texte qui prime. Paul Guth reste avant tout un écrivain, qui  expérimente ici avec une réussite particulière de nouvelles formes de présentation. Pour Guth le texte n’a pas besoin d’être transformé. Décomposé, il se suffit à lui-même. Toute intervention à son égard ne pourrait qu’affaiblir sa portée, en diminuer l’intérêt. Par contre, en s’attaquant à l’emballage, il y a des chances que l’on puisse enrichir ce texte. En écrivant davantage de page, et en modifiant le format des cartes, l’auteur et son éditeur auraient pu aller encore plus loin en permettant au livre d’avoir une forme cubique, et d’incarner complètement le dé qu’il fait mine d’être extérieurement. Guth multiplie ici les ramifications en introduisant le lecteur au cœur de son propos. Le mode de lecture nous pousse en effet à mettre en pratique les théories du hasard développées dans le livre.

On peut toujours imaginer d’aller plus loin. C’est précisément dans ce chemin qu’il reste à faire que Guth a voulu placer le lecteur. Notons la profonde cohérence de la proposition. Nous avions vu que l’objet-même du livre faisait office de métaphore : le dé, le trèfle à quatre feuilles, les cartes... le hasard. Le message est clair, Guth nous appelle à dissiper les derniers repères de normalité, à brouiller les cartes, mettre le livre en désordre. A quelques exceptions près, il n’y a pas de progression ou de suivi, qu’il soit chronologique, narratif, argumentatif, dialectique. On peut enfin décider que les pages de garde sont dispensables, ou leur assigner de nouvelles fonction, par exemple dans le cadre d’un jeu de pioche. Tel est sans doute l’idéal. Celui de l’auteur comme le nôtre.

Cependant, en ce qui concerne notre pratique de ce livre de Paul Guth qui s’intitule La Chance, cet idéal n’a pas été atteint. Parce que c’est un bel objet, nous n’avons pas osé le mettre en désordre, mélanger les cartes. Nous avons bien pris soin en le lisant de reposer chaque page l’une sur l’autre dans l’ordre. Le paroxysme du désordre est atteint au moment où ces lignes sont écrites qui voit les cartes se chevaucher vaguement les unes les autres, aux côtés du coffret à moitié déplié reposant sur la tranche. Numéroter les pages s’avère en réalité le seul moyen pour que La Chance reste un livre, la seule garantie de conserver l’intégralité du texte — ce qui est différent de son intégrité. En effet, à trop mélanger les cartes, on court le risque de les égarer. Qui ne s’est jamais plaint de s’être retrouvé un jour avec un jeu de cartes incomplet ? Il est par contre encore rare de posséder un livre aux pages manquantes[2].


FORTUNE
Le choix d’un tel sujet ne peut échapper à la filiation avec le poème de Mallarmé Un coup de dé jamais n’abolira le Hasard (1897). On ne voit pas, sinon, une école, un genre ou un mouvement de pensée dont le livre de Guth pourrait se réclamer. Par cette géniale idée d’associer le texte et la forme qui renvoient avec autant d’évidence à leur sujet, Guth a réussi un tour de force. Mais ici, nulle virtuosité tapageuse, nulle expérimentation tape à l’oeil. Guth parle de choses simples, profondes, drôles, ou touchantes, avec un égal bonheur. La meilleure manière de mettre en jeu la cérémonie de la lecture c’est d’en déléguer le commandement au hasard. Et c’est ce qui est à l’œuvre ici.
Livre hors-catégorie, La Chance est sans doute moins un livre à voir qu’un livre à toucher. Il trouve son accomplissement dans une expérience de lecture qui devient autant visuelle que tactile. Le texte de Paul Guth peut être lu page après page mais dans ce cas, autant le lire en volume relié et dans toute sa normalité. Tel qu’il se présente dans son coffret il appelle dès le premier mouvement à une manipulation, mieux, à un dialogue. “Soyez curieux, ne soyez pas intimidé,” semble nous dire Guth. C’est au fond la volonté qu’exprime ce... livre ?







[1] A cela, une exception: le texte de la carte 114 qui se poursuit et s’achève carte 115. Il concerne la méthode Albaran pour gagner à la loterie, et est illustré d’un tableau.
[2] Sauf bien sûr s’il est d’occasion, emprunté en bibliothèque, tombé entre les mains d’enfants en bas âge, s’il est ouvert aux quatre vents la reliure décollée, ou si son lecteur subit une pénurie de bois de chauffage.