8 juin 2016

Le Cinéma de Steven Spielberg IV. 2001-2006

A.I. Artificial intelligence, 2001
Faite de grands écarts donnant parfois l'impression d'un cinéaste en quête d'un nouveau souffle, la décennie 90 est celle qui aura consacré Spielberg aux yeux de ses pairs, en particulier grâce aux oscarisés Schindler's list et Saving private Ryan. La décennie suivante sera celle de la prise de risque, d'autant plus admirable que les tournages s'enchaînent avec un professionnalisme digne des grands artisans du Hollywood de l'âge d'or. Sorti en 2001, A.I. est sans doute le film qui marque ce tournant et sa radicalité ne cesse de s'imposer à chaque visionnage. C'est comme si, sous le haut patronage de Stanley Kubrick, Spielberg s'était définitivement affranchi de l'obligation de satisfaire son public et s'offrait le luxe de produire désormais des films iconoclastes et décomplexés, ne craignant ni les audaces déstabilisantes, ni les fautes de goût. Le spectacle est dès lors aussi éblouissant que dérangeant, avec des idées purement poétiques, parfois hors de toute nécessité dramaturgique mais qui participent de cette sensation rafraîchissante d'émancipation que trouve le cinéaste.

Reprenant le flambeau du réalisateur de 2001 : a space odyssey, qui avait démarré le projet, Spielberg se montre formidablement inspiré par cette variation autour de la figure de Pinocchio. La version Disney, féconde en images fortes, est d'ailleurs dans son rétroviseur pratiquement depuis ses débuts. A.I. s'appuie ainsi sur un scénario d'une lisibilité parfaite. Soutenu par des effets spéciaux inédits, le voyage du robot qui voulait être un vrai petit garçon prend alors des allures d'épopée post-apocalyptique, à la fois quête des origines et d'une humanité perdue. Derrière le spectacle visuel époustouflant offert ici, derrière l'aventure et le suspense, A.I. est un film qui s'appuie sur des thèmes universels, un conte initiatique poétique et cruel, où l'alternance de mystère et de bizarre parvient inexplicablement — magie du cinéma — à toucher au cœur. Ce titre sera la dernière heure de gloire du jeune Haley Joel Osment, prodige découvert par Shyamalan et ici une nouvelle fois parfait dans un rôle d'enfant décalé. De même Jude Law compose un inoubliable Gigolo Joe, sorte de Jiminy Cricket du futur, embringué malgré lui dans cette histoire intemporelle.




Minority report, 2002
Dans la foulée, Spielberg tourne cet excellent polar de science-fiction, qui remet les univers paranoïaques de Phil Dick au goût du jour. Ayant profité de la préproduction pour faire plancher divers spécialistes du futur, le cinéaste s'est efforcé de peindre un avenir crédible, faisant aboutir des innovations technologiques aujourd'hui seulement en germes (modes de transports automatisés, écrans interactifs, publicité ciblée). Non sans maestria, Spielberg se sort remarquablement bien des périlleuses scènes d'exposition expliquant le fonctionnement de cette police du Pré-crime. Ce n'est jamais laborieux parce qu'on est tout de suite plongé dans le bain, le personnage de Farrell débarquant pour poser des questions à la place du spectateur, tandis que le suspense est magistralement porté à son comble pour nous empêcher de trop gamberger. Le cinéaste emballe ainsi ce qui reste un divertissement de première classe, une sorte de murder mystery avec un héros seul contre tous, tout en s'amusant régulièrement à y injecter d'étonnantes touches de mauvais goût, ce qui en fait un film gentiment mal élevé. 

On y trouve en effet quantité d'éléments qu'on pourra trouver gratuits par leur incongruité, leur humour de maternelle ou leur absence totale de conséquences. Je ne parle pas de tout ce qui concerne les paradoxes spatio-temporels et la précognition — éléments de scénario inévitablement contestables mais qui font partie du genre. Je pense à ce qui ne sont que des à-côtés de l'intrigue : gags visuels pas très fins, suspense pas assumé (la bagarre dans l'usine Lexus et la façon miraculeuse dont Anderton s'échappe, le répugnant personnage de Peter Stormare qui inquiète pour rien), des facilités scénaristiques inexplicables (La prison gardée par Tim Blake Nelson qui est une vraie passoire). Le film va heureusement tellement vite et propose un visuel tellement fort et surprenant qu'en temps normal, il n'y a vraiment pas de raisons de s'arrêter sur tout ça. C'est vraiment le résultat d'un grand nombre de visionnages qui fait que j'en suis venu à m'attarder sur des élément jusqu'ici survolés. Ça n'a en rien nuit à mon plaisir, ça m'a au mieux amusé mais quand même aussi un peu désolé. J'y vois un relatif manque de sérieux de Spielberg, prêt à placer des gags visuels au milieu de scènes qui auraient mérité de conserver leur ton dramatique, ou balançant des fausses pistes qu'il ne cherche même pas à exploiter. 

L'art du cinéaste doit ainsi être proche de l'art du magicien, exploitant les outils à sa disposition pour créer l'illusion suffisante qui provoquera la suspension d'incrédulité du spectateur. Parmi ces outils, les comédiens ont tous la classe. Cruise et Von Sydow sont impeccables, et c'est avec ce film que je découvrais Colin Farrell qui crève ici l'écran. Et je marche toujours à fond lors de la scène déchirante où Agatha évoque l'autre futur qu'aurait pu avoir Sean. Samantha Morton fait une performance exceptionnelle que j'ai trop peu vue louée, tandis que John Williams parvient à enrichir avec un de ses thèmes les plus émouvants un score plutôt porté vers l'action.




Catch me if you can (Arrête-moi si tu peux), 2002
Il s'agit réellement pour moi d'un Spielberg majeur, l'un de ses films les aboutis, les plus matures. La réalisation est allègre — aérienne, même — avec un sens de l'enchaînement remarquable qui joue avec une étonnante assurance sur la temporalité (les flashbacks, les Noëls qui s'enchaînent). La photographie de Kaminski s'accorde à ces époques, tantôt pétillante et colorée, tantôt terne et déprimée. Les dialogues tout en finesse sont encore portés à l'excellence grâce aux interprètes, au premier rang desquels DiCaprio, Hanks et Walken continuent de m'épater. Bref, c'est un pur bonheur de spectateur. Mais loin d'être une comédie virevoltante, si le film touche autant c'est bien parce que derrière ce vernis brillant, le fond se révèle plein d'amertume, et la musique tout en sensibilité de Williams le fait bien ressentir. 

L'histoire de ce gamin qui multiplie les impostures et les fraudes ne prend son sens que dans son désir de retrouver sa famille telle qu'il l'a aimée, se fabriquant une autre réalité pour mieux nier celle qu'il refuse. Sa vision du monde et de son fonctionnement a été indirectement déformée par les enseignements de son père, et il va se persuader que ses malheurs trouvent leur raison d'être dans des questions d'argent. Confronté à un choix qu'il se refuse à faire — lequel de ses parents aura sa garde après leur divorce — il prend un chemin qui ne peut le mener qu'à l'échec. Sa fuite n'aura servi qu'à lui faire faire un grand cercle avec quasiment un retour au point de départ. Bref, sous ses apparences de comédie pleine de vitalité, Catch me if you can est surtout un drame assez bouleversant, profondément personnel pour ce qu'il dit du rapport à la famille chez Spielberg, et bien plus riche qu'il n'y paraît. Un bijou, sensible et exaltant.




The Terminal (Le Terminal), 2004
Après ces trois films si surprenants et audacieux, c'est forcément plein d'enthousiasme et de gourmandise que j'allais à la rencontre de celui-ci. Dès les premières minutes, l'attente semblait en passe d'être comblée. La mise en scène est ample et rythmée, sublimée par la photographie toujours aussi géniale de Kaminski. Les acteurs sont formidablement dirigés (le délicieux Stanley Tucci, Barry Shabaka Henley et sa bonne tête de Droopy). Le but du voyage de Hanks est une belle idée. La quête du père chère à Spielberg permet d'apporter un des vrais moments d'émotion du film, et la rencontre finale dans la lumière du caveau jazz est vraiment magnifique. Le concept de générique final est très rigolo. Voilà pour les bons points.

Je n'ai malheureusement pas du tout été sensible à une quelconque volonté de fable — ou de conte de Noël vu que ça se finit dans la neige — ici à l'œuvre, et par conséquent ai trouvé impardonnables les trop nombreuses légéretés du film : le plan drague d'Enrique  trop tordu pour être touchant (Spielberg peine à rendre leur mariage autre qu'anecdotique), des gags sans surprises quand ils ne sont pas carrément grotesques (seuls ceux mettant en scène Kumar Pallana le laveur de sol Indien émergent du lot). Certes, le tout se regarde la plupart du temps avec un sourire conciliant, mais on a un peu l'impression que Spielberg est en service minimum, et que son scénariste Andrew Niccol demande trop d'indulgence. Après le calamiteux S1m0ne, ce dernier a d'ailleurs pour moi complètement perdu la confiance que je lui accordais depuis son magistral Gattaca. Tout ce que charrie le personnage de Zeta-Jones est d'une lourdeur regrettable. Elle apparaît d'abord charmante, avant de se révéler tristement sous-exploitée. La scène où Pallana va au devant de l'avion aurait pu être magnifique, mais on est à ce moment-là trop préoccupé par Hanks, proche de son dénouement, pour s'impliquer sur ce personnage dont on ne comprend pas tout de suite l'intention. Le cinéaste semble passer à côté de pas mal de pistes qu'offrait son sujet, et ce n'est pourtant pas le temps qui lui manquait, son film totalisant deux heures. Bénéficiant d'un impressionnant décor, The Terminal aurait pu donner lieu à une observation intéressante des petites habitudes de fonctionnement d'un aéroport, ou jouer sur le sentiment d'absurde kafkaïen. Mais à l'arrivée, on a trop de silhouettes et bien peu d'âmes.

Mais la véritable erreur est sans doute d'avoir choisi Hanks. Je précise que c'est pour moi typiquement le genre d'acteur qui ne m'emballe pas a priori, mais qui s'est toujours révélé épatant, et j'apprécie beaucoup son jeu. Cette fois malheureusement, je n'ai pas réussi à le fondre avec son rôle, j'ai juste vu Mr. Tom Hanks faisant son numéro, allant même jusqu'à considérer le fait qu'il ait du apprendre le russe (je n'ose imaginer le massacre en VF). Le bilan que je tire du film est donc assez sévère. Pendant la projection, je me suis même demandé si je n'avais pas affaire là au plus mauvais Spielberg. Si la plupart de ses œuvres déjouent facilement la sempiternelle accusation de mièvrerie, j'ai trouvé que certains passages du film faisaient plus que menacer d'y sombrer.




War of the worlds (La Guerre des mondes), 2005
Un chef-d'œuvre de mise en scène, éblouissant du début à la fin par ses partis-pris formels, du réalisme froid du début à ces nombreuses images pleines de poésie mettant en scène les tripodes et leur "engrais". J'ai été emporté par l'intensité de certains plans et décors (l'avion crashé, la rivière de cadavres...). Curieusement, vue la cinéphilie de Spielberg on aurait pu penser qu'avec cette nouvelle adaptation du roman d'H.G. Wells, il s'inscrirait dans un hommage au ciné SF des fifties. Or, ce qui est génial, c'est qu'il ne joue justement pas sur le clin d'oeil — à part, peut-être le « it's them ! » d'une Dakota Fanning par ailleurs impressionnante. Tout le film baigne au contraire dans un premier degré, une volonté de réalisme qui aboutit à un spectaculaire encore plus efficace. Les classiques hollywoodiens du genre se sentaient par exemple toujours obligés d'inclure des commentaires scientifiques, et de mettre en scène l'armée. En choisissant de nous placer du point de vue des "simples" humains, donc au ras du sol, Spielberg parvient à créer des sensations inédites. C'est bien simple : j'étais dans cette foule, je levais la tête comme ces gens, fasciné et rempli d'effroi face à une menace inexpliquée et imprévisible. Et au milieu de ce spectacle, un des plus impressionnants qu'il m'ait été donné de voir depuis longtemps (Dennis Muren s'est surpassé), le cinéaste parvient à faire une œuvre magnifiquement personnelle, avec ce noyau familial éclaté qui est loin d'apparaître ici déplacé.

Le traitement des personnages est en effet toujours juste et trouve parfaitement sa place. C'est peut-être parce que je jubilais sur mon siège, mais j'ai sans cesse eu l'impression de voir conviés des éléments venus d'autres films de Spielberg : Empire of the sun (la foule autour de la voiture), Schindler's list (l'exode des survivants avec cette hallucinante irruption du train de la mort), Rencontres du 3e type (le cri primal des tripodes, son de cor hyper grave qui rappelle celui du Mothership), Minority report (l'insistance sur le regard), entre autres. Et puis il y a un rythme vraiment très original, les personnages ne semblant pas fuir en ligne droite mais reconsidérer à chaque fois leurs buts en fonction de la situation qui se présente. Le passage dans la cave de Tim Robbins est ainsi presque un film en soi, huis-clos de pure terreur, où l'on doit tenir compte de la difficulté de la cohabitation lorsqu'il s'agit de survivre, comme chez RomeroOn est là pour moi dans un des sommets d'inspiration du cinéaste. Et j'avoue qu'en sortant de la salle, je regardais bizarrement la ville autour de moi et l'assurance tranquille des immeubles et des gens...




Munich, 2006
Manifestement incapable de s'essoufler, Spielberg maintient son inspiration au plus haut, livrant ici sans doute un de ses films les plus impressionnants, prenant à bras le corps, avec courage et intelligence, un sujet qui présentait pourtant de nombreux risques. Ne se contentant pas de reconstituer avec une minutie admirable le drame de la prise d'otage des J.O. de Munich 1972, il parvient également à proposer un film d'espionnage plein de tensions, avec de vrais personnages, complexes et attachants, c'est-à-dire profondément humains. 

C'est vraiment là, dans la justesse de ton et d'approche que réside toute l'intelligence du scénario de Tony Kushner (lauréat du Pulitzer pour sa pièce Angels in America et futur scénariste de Lincoln) qui évite brillamment tous les écueils démagogiques d'un tel sujet, tout en parvenant à aborder les implications morales insolubles de la mission d'Avner et de ses petits soldats. Munich est donc un film âpre et douloureux, remarquablement écrit, qui parvient à aborder de front des questions délicates tout en élargissant leur portée en leur offrant des résonances toutes contemporaines. Spielberg, dont la carrière ne cesse d'être passionnante, dirige l'ensemble avec une maestria qui laisse pantois, aussi à l'aise dans la caractérisation d'un grand nombre de personnages, que dans la restitution d'enjeux complexes ou dans la gestion d'un suspense insoutenable. Un sommet.



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