29 juillet 2016

Vacances en Egypte, avec Christian Jacq

Champollion l'Égyptien, 1987
Fasciné comme tout un chacun par l'antiquité égyptienne et l'Histoire de sa résurrection, le sujet de ce livre m'intéressait autant que la promesse d'une lecture efficace et divertissante. Qui plus est, la démarche proposée ici par l'auteur s'annonçait alléchante. Rédigé à la première personne, le texte est en effet censé s'appuyer sur une documentation qui recherche l'exhaustivité, notamment en ce qui concerne les dialogues retranscrits. Mais Jacq se concentre finalement exclusivement sur l'expédition de Champollion en Égypte pour confirmer in situ ses hypothèses de déchiffrement des hiéroglyphes. Rien sur les recherches et les déductions qui ont précisément permis cette résolution.

Bien qu'évoquant à l'occasion le passé et la formation de son protagoniste, le récit prend donc la forme d'un récit de croisière sur le Nil, où Champollion s'émerveille face aux ruines rencontrées à chaque étape. Il est entouré d'une poignée de compagnons peints avec peu d'épaisseur et, pour mettre artificiellement un peu de piment à son voyage, devra faire face à quelques rivaux peu inquiétants tant ils relèvent de la caricature. Assurément Jacq sait de quoi il parle, et on devine que cette fascination est aussi la sienne. Mais la pauvreté et la répétition des éléments de dramaturgie m'ont vite lassé, au-delà du fait que j'espérais un autre contenu.




L'Affaire Toutankhamon, 1992
Ce roman-ci est bien plus satisfaisant. Ne s'attardant pas trop sur l'Histoire antique, Jacq rend ici surtout hommage à la figure d'Howard Carter, égyptologue autodidacte et habité, qui devint l'inventeur du tombeau de Toutankhamon en 1922. Pour la première fois au monde, était mise au jour la sépulture non pillée d'un pharaon. 

Optant pour une forme romanesque, l'auteur ne cite pas ses sources mais se laisse un peu complaisamment aller à un enchaînement quasi exhaustif des faits qui ont entouré ces fouilles, des passions et des pressions politiques contre lesquelles Carter s'est heurté. C'est donc parfois un peu monotone dans sa construction, mais ça a le mérite de nous plonger dans le détail et dans la réalité des fouilles archéologiques telles qu'elles pouvaient se concevoir en ce temps des pionniers. Les dialogues sont souvent très poétiques et très "écrits", mais c'est loin d'être désagréable, à défaut d'être authentique. Tout cela aboutit à un portrait en fait assez émouvant d'un homme intransigeant et mal aimé. Un bon feuilleton.





22 juillet 2016

Quatre pavés anglo-saxons pour l'été

Katherine Neville, Le Huit, 1988
Paru la même année que l'excellent Pendule de Foucault d'Eco, Le Huit s'apparente lui aussi à un gros thriller ésotérique totalement rocambolesque, avec tout ce que cela implique de réactions absurdes des personnages face aux dangers mortels qui leur tombent dessus, et de coïncidences improbables. Pour son premier roman, mettant à profit toute son expérience professionnelle et ses voyages, Neville fait preuve d'une ambition démesurée, alternant entre les époques et les lieux, et menant son récit avec une assurance folle. Sans que ça tienne du gadget, elle réussit à mettre dans son creuset pratiquement tout ce qui peut exister de mythes et de croyances sur la planète, et réussit à en faire les expressions d'un seul et même système. 

S'appuyant manifestement sur de vraies connaissances, tant culturelles que géographiques, elle nous fait voyager avec ses personnages dans des ambiances très variées, qu'il s'agisse de la France de la Terreur, du Manhattan des 70's ou de l'Algérie post-coloniale. On s'y croit, le suspense est bien tenu, même si on se fiche un peu de la résolution d'une énigme qui a tendance à trop épaissir. Comme de coutume dans ce genre de roman dès qu'il est question d'Histoire, on y croise forcément que des personnages célèbres, que ce soit Rousseau, Talleyrand, Napoléon, Bach ou Catherine II, et c'est fait avec une générosité telle, avec ce qu'il faut de sérieux dans la documentation et d'ironie dans les péripéties, qu'on s'amuse beaucoup tout du long. Et quand on y regarde de plus près, on apprécie également le fait que ce soit plutôt très bien écrit.




Connie Willis, Le Grand livre, 1992
Willis est une auteur qui m'intriguait depuis longtemps. Ce titre en particulier a eu récemment les honneurs d'une belle réédition grand format chez J'ai lu, et été auréolé de rien de moins que les prix Hugo, Nebula et Locus. Je m'attendais donc à quelque chose de puissant. La déception n'en fut que plus grande. J'ignore si la traduction est en cause, mais j'ai rarement eu autant l'impression d'avoir affaire à un roman aussi inabouti. Le récit est inexplicablement répétitif, l'intrigue se traîne tellement que je me suis demandé si Willis ne s'était pas contentée de livrer son premier jet, sans jamais se relire, ce qui est évidemment improbable de la part d'une auteure ayant autant de métier. Les personnages ne cessent de se poser les mêmes questions, c'est sans rythme ni action, alors qu'on est plongé dans un monde (deux mondes, en fait) qui devrait nous fasciner. 

Il y est question de voyages temporels, mais le système est décrit avec une absence totale de crédibilité. Les scènes du présent se révèlent vite sans intérêt, les personnages étant contraints à des aller-retours entre une université et un hôpital pour mener une enquête sur les origines d'une épidémie, mais sans jamais parvenir à mettre en lumière le moindre indice. En parallèle, les scènes médiévales mettent en scène une héroïne qui se retrouve bien vite à faire pareillement du surplace. On appréciera les touches régulières d'humour et une certaine loufoquerie, mais ce sont toujours les mêmes ressorts employés. Alors, certes, les cent dernières pages de ce pavé qui en compte sept cent sont formidables, dressant un tableau aussi effroyable qu'émouvant des ravages de la peste dans un petit hameau de l'Angleterre du XIVe siècle, et c'est ce qui permet d'achever sa lecture sur une forme de récompense. Mais moi qui abordais cet écrivaine avec enthousiasme, me voilà bien refroidi à l'idée d'en prolonger la découverte en ayant à nouveau affaire à ce style.




Kate Mosse, Labyrinthe, 2005
Un autre pavé estival, thriller historique proposant lui aussi une alternance entre deux époques qui se répondent à travers le temps. Le roman n'est pas toujours très fin sur le plan du style et de la construction de l'intrigue policière, et Mosse ne parvient pas vraiment à composer des personnages attachant, tombant un peu facilement dans les stéréotypes. Mais le voyage est plutôt bien conduit, nous emmenant de Chartres aux Pyrénées, avec la cité de Carcassonne comme pivot. 

C'est surtout tout l'aspect historique qui tient en haleine, incontestablement documenté et dont on sent que le sujet passionne l'auteur. Mosse nous fait en effet revivre avec émotion et précision le monde du Midi en pleine époque de croisade contre les Cathares. La reconstitution de cette période est évidemment bien plus palpitante que les chapitres contemporains prenant la forme d'une enquête, même s'il y est question du passionnant langage de l'architecture religieuse. Ayant continué à œuvrer dans cette même veine, il sera intéressant à l'occasion de voir si les titres suivants de l'auteure ont gagné en finesse d'écriture.




Dan Simmons, Drood, 2009
Pour une première rencontre avec l'œuvre de Simmons, ce ne fut pas la révélation espérée. On assiste ici de très près aux dernières années de la vie de Dickens, narrées en toute subjectivité par son confrère Wilkie Collins. Tout en nous plongeant dans une étrange affaire à la Dr Mabuse, Simmons a apparemment eu à cœur d'offrir la reconstitution la plus riche possible du milieu littéraire de l'époque, quitte à s'attarder sur des éléments qui jouent finalement peu dans l'intérêt de l'intrigue proprement dite. Ce qui aboutit à un roman ultra touffu de pratiquement mille deux cent pages, qui n'a réellement commencé à m'amuser qu'à partir de la 600e (je sais, je suis un acharné), alors que je m'attendais à un page turner jubilatoire.

Si on est amateur de Dickens, ça doit être un régal de voir ainsi revivre le Saint-Patron des écrivains anglais, ses petites manies, ses angoisses et ses aveuglements. Personnellement, dès qu'on s'éloignait trop du récit de mystère patiemment construit, j'avais envie de crier au hors sujet. Et si Simmons sait incontestablement raconter, son bouquin n'est pas non plus du genre de ceux qui transcendent par leur style. Ça ne m'empêchera évidemment pas de revenir vers d'autres titres, et j'aurais sans doute du commencer par me tourner vers les valeurs plus sûres que sont ses grands cycles (Hypérion, Ilium ou l'Echiquier du mal).


18 juillet 2016

Les Revenants, 2012-2015

Les Revenants, 2012-2015
Une série créée par Fabrice Gobert, 2 saisons de 8 épisodes.
Avec : Anne Consigny, Frédéric Pierrot, Clotilde Hesme, Samir Guesmi, Ana Girardot, Céline Sallette, Jean-François Sivadier, Pierre Perrier, Guillaume Gouix, Yara Pilartz, Jenna Thiam...



Vrai coup de cœur pour la première saison de ce remarquable show, bel objet séduisant et atypique. N'ayant pas oublié le film de Robin Campillo, j'en connaissais le concept et la participation d'Emmanuel Carrère au démarrage de l'écriture, mais n'étais pas sûr que ça tienne la route sur la durée. Les scénaristes ne se privant pas de multiplier les strates narratives (le barrage, le serial killer, la medium...), j'ai compris assez vite que la série ne prévoirait pas d'apporter toutes les réponses aux questions qu'elle pose, et qu'il faudrait accepter de rester sur ma faim lorsque celles-ci seraient au final laissées en suspens. Plus précisément, c'est le genre de série où je n'arrive pas à savoir si les auteurs ont tout prévu du début à la fin, ou s'ils se sentent obligés de rajouter des ingrédients à leur tambouille ne sachant pas de combien de saisons on leur laissera disposer à l'arrivée. On n'échappe alors pas à quelques moments de flottement, où les personnages semblent faire du surplace, manquer de logique dans leurs réactions — mention spéciale à une gendarmerie d'une inquiétante incompétence — rejouer les mêmes scènes et revenir dans les mêmes lieux. Est-ce du à une écriture hésitante ou bien est-ce volontaire pour nous amener à nous interroger sur le statut de ceux dont on vient à douter qu'ils appartiennent au monde des vivants ?


Ce qui frappe c'est surtout la cohérence de l'objet : les paysages, l'architecture, les cadrages, la lumière, tout semble parfaitement travaillé pour composer un univers à la fois familier (on a l'impression de se balader dans ces lieux) et bizarrement décalé (cadrages répétitifs d'éléments urbains vides de figurants). Il y a d'ailleurs un constant souci d'indisctinction géographique qui, en plus de rendre la série certainement facilement exportable, participe de l'étrangeté qui règne tout du long, et il est impossible de ne pas faire ressurgir le souvenir de Twin peakssans pour autant que cette référence desserve le travail accompli ici.

Bénéficiant d'un casting solide, composé de plein de têtes que j'aime bien (Samir Guesmi, Frédéric Pierrot, Ana Girardot), le récit met en jeu la question de la culpabilité (qui se révèle toucher pratiquement tous les personnages) et du deuil, j'étais prêt à ce que ça joue davantage sur l'émotion. Or, à l'exception de quelques moments permis surtout par la qualité de certains interprètes (Jenna Thiam en particulier est extraordinaire), on verse assez peu dans le mélodrame. La musique de Mogwai n'est pas le moindre atout de la série, renforçant en sourdine l'atmosphère constamment tendue dans laquelle baignent les personnages. Et j'en viens même à louer la qualité de la prise de son, puisque tous les dialogues sont parfaitement audibles, ce qui semble être devenu rarissime dans l'audiovisuel français aujourd'hui.


C'est peu de dire que la saison 2 déçoit. Manifestement pas intimidés pour un sou par l'enjeu, les auteurs n'ont pas eu peur de rajouter encore des couches de mystère à leur univers. La conséquence c'est qu'à défaut d'en affirmer la cohérence... on ne comprend plus rien. Certes, on a l'impression d'avoir obtenu quelques réponses, mais ces mêmes réponses appellent instantanément de nouvelles questions qui nous font juste prendre conscience d'improbabilités supplémentaires. Adieu le trouble et l'émotion. 

Il faut dire qu'on est pas aidé par des dialogues désespérément sans éclats, et des acteurs qui n'ont plus rien à défendre. Anne Consigny est insupportable de monotonie, et j'espère que Laurent Lucas a au moins profité du tournage pour faire de la randonnée, parce que son personnage n'a ni intérêt ni épaisseur (et c'est vraiment un acteur que j'aime bien). Tout le monde semble tirer la tronche du début à la fin, donnant presque envie de leur en coller une pour les secouer un peu. La série n'appellait évidemment pas la gaudriole, mais un peu d'autodérision aurait pu y trouver place (il y avait quelques répliques en ce sens dans la première saison).


La motivation des personnages nous échappent, et on se contente de les regarder attendre on ne sait quoi, qui devant une fenêtre, un mur, ou sur un lit. La présence de militaires aurait pu apporter un peu de tension, de confrontation plus directe avec une forme de rationalisme, mais même pas. Par leur inefficacité et donc leur incompétence, leur comportement finit même par devenir nanar. La première saison présentait déjà ces quelques errements, mais ils semblent désormais constituer la matière première d'un récit qui cesse vite d'intriguer. 

J'ai conscience d'être assez sévère. J'en suis le premier navré, c'est vraiment comme si les auteurs avaient fini par casser leur très beau jouet. J'ai accepté de m'accrocher parce que ça ne durait que 8 épisodes. Par contre, si suite il y a, ma curiosité s'est définitivement éteinte. Formellement, heureusement, ça reste toujours aussi soigné, et Mogwai ajoute quelques nouveaux thèmes très réussis qui permettront au moins de se consoler des oreilles.


12 juillet 2016

Histoire permanente du cinéma français 1972-1973

Le Tueur, Denys de La Pattelière, 1972
En l'état, le film de De La Pattelière est un polar assez peu excitant, même s'il comporte de jolies scènes au rythme bien posé et des dialogues parfois inspirés. Mais la traque gangster/flic est narrée sans grande conviction, et la confrontation tant attendue n'aura pas lieu. Gabin joue un inspecteur en pantoufles et semble vraiment annoncer par là le personnage de l'inspecteur Derrick : la scène la plus dangereuse du film le voit en effet plier ses chemises dans sa chambre d'hôtel et installer précautionneusement son petit radio-réveil de voyage sur sa commode. Pour le reste, on assiste aux inévitables prises de bec pour des questions de méthode avec son supérieur Bernard Blier, scènes qui font gentiment sourire par leur artificialité.

Pour le reste, on se contentera d'apprécier les vues pittoresques de ce Paris qui n'existe plus, avec notamment le chantier de construction de la Tour Montparnasse et les Halles en train d'être rasées. Et ce n'est pas la présence d'un Depardieu en quasi-figurant qui suffira à dissiper davantage notre torpeur.



 
Les Granges brûlées, Jean Chapot, 1973
Fantastique ouverture avec cette image saisissante d'un chasse-neige sortant des ténèbres, et le thème électro-lyrique très réussi de Jean-Michel Jarre (ses autres compos plus destructurées passeront malheureusement moins bien, cf. la scène embarassante de la guinguette). Ça pose d'emblée une atmosphère insolite et un rythme envoûtant.

Les Granges brûlées c'est à la fois une enquête policière au ralenti, une étude sociologique et un drame familial, le tout situé dans le cadre original des paysages enneigés du Haut-Doubs. Et l'environnement a ici une place primordiale, le flic Delon étant plongé dans un monde autre, peuplé de gens différents, paysans soumis à de rudes conditions de vie. Ça donne notamment lieu à des scènes très fortes par leur apparence d'authenticité, avec des autochtones bien avinés. De son côté, Signoret trouve là un rôle en or supplémentaire. En mère de famille, chef de foyer, elle est tout simplement impériale et c'est un régal de voir son talent à l'œuvre, toute les subtilités d'expression qui passent dans son regard, ses postures. Bernard Le Coq tout jeunôt tient lui aussi plutôt bien la route en fougueux rebelle. Delon lui n'a pas grand chose à jouer et il le fait très bien. Son personnage n'est pas du tout développé, observateur avant tout qui s'acharne un peu sur ses suspects comme Columbo, mettant progressivement à jour des douleurs trop longtemps rentrées. Bref, il ne se passe pas grand chose, et pourtant ça reste fascinant. 

Un vrai bon film, résultat d'autant plus étonnant quand on sait que Chapot a quasiment démissionné du plateau et que Delon a repris la mise en scène. Le makingof présent sur le dvd est à cet égard édifiant. Le plus étonnant, c'est que le résultat final ne souffre pas particulièrement de ces conditions de tournage rocambolesques. La mise en scène ne fait pas d'étincelles mais s'avère tout à fait maîtrisée et sert très bien le scénario et les acteurs, conservant tout du long une belle cohérence formelle.


 



8 juillet 2016

Histoire permanente du cinéma français 1962-1968

Adieu Philippine, Jacques Rozier, 1962
Le premier long-métrage de Jacques Rozier est un parfait représentant de l'esthétique Nouvelle vague, par l'apparente lâcheté de sa narration, par ses limitations techniques, par sa captation de l'atmosphère d'une époque. Le réalisateur y trace le portrait d'une jeunesse, insouciante jusqu'à ce qu'elle se confronte enfin à des problèmes d'adultes. Les interprètes principaux sont charmants, les dialogues pleins de fraîcheur, et c'est toujours un plaisir de voir le Paris de ces années, les boîtes où l'on traîne, et d'entendre le parler de cette jeunesse.

Parce qu'il s'agit de Jacques Rozier, j'ai très vite accepté de considérer ce film comme étant à part, jouant dans une autre cour, un autre monde (comme plus tard ses délicieux Maine-océan ou Fifi martingale). Je me suis laissé agréablement porter par son rythme tranquille, son goût des chemins de traverse, son humour imprévisible où l'on rit souvent aux éclats. Adieu Philippine prend en effet aussi la forme d'une satire — toujours tendre — de certains excès d'une époque (la télévision, la publicité, le Club Med). La musique y a une place assez importante, et on se laisse volontiers envoûter par l'ambiance et par ces jeunes corps qui dansent au cœur de nuits qui semblent pouvoir durer toute la vie. 

La légèreté de l'ensemble se révèlera cependant n'être qu'une fausse impression. Bien qu'effleurée, une certaine gravité se fait jour, parvenant miraculeusement à s'harmoniser avec le ton plutôt  badin qui règne la plupart du temps. Après le flirt, les sentiments s'installent et l'on aimerait savoir où s'arrête le jeu. On vit le présent dans une totale inconséquence, mais vient un moment où ceux qui sont désormais adultes sont renvoyés à certains devoirs, en l'occurrence ici ce sera d'être appelé pour faire son service militaire (et l'on sait que ça signifie alors débarquer en Algérie). C'est d'une belle subtilité.




La 25e heure, Henri Verneuil, 1967
Je connais trop mal le cinéma de Verneuil. Je ne vais pas m'étendre sur La Vache et le prisonnier qui m'amusait, môme, quand ça passait l'été sur FR3. J'avais été très agréablement charmé par Un singe en hiver et le numéro éthylique de Gabin/Bébel, et dans mes souvenirs, Mélodie en sous-sol était un polar très efficace. Ce qui est certain par contre, c'est que sa collaboration avec Morricone a été très très fructueuse : pour ce que j'en connais, les scores de La Bataille de San Sebastian, Le Serpent, I comme Icare ou Le Clan des Siciliens contiennent des mélodies vraiment magnifiques et attachantes.

Superproduction de Carlo Ponti, tournée en partie en Yougoslavie et en langue anglaise, La 25e heure est un titre que j'ai rarement lu annoncé sur les programmes télé et  pratiquement jamais vu commenté. C'est une œuvre admirable, puissante et bouleversante. Il y a 24 heures dans une journée. La 25e heure (très beau titre repris plus tard par Spike  Lee), c'est celle qui vient encore après, l'ultime. De 1938 à 1949, le film raconte les années de guerre de Johan Moritz, paysan roumain magistralement campé par Anthony Quinn, baladé d'un camp de prisonnier à l'autre à la suite d'une dénonciation fallacieuse. L'homme sera tour à tour considéré comme Juif (alors qu'il est chrétien orthodoxe) puis Hongrois, allant même jusqu'à être récupéré par un savant nazi qui y verra le fleuron de la race aryenne, avant de finir dans un camp de prisonniers américain. Derrière la parabole, il n'est  question que d'humanité. Le protagoniste incarne en quelque sorte la victime absolue. Il n'a aucune cause à défendre, ce n'est pas un héros qui lutte et c'est sans doute ainsi qu'il trouve la force pour traverser ces années de drame. La dernière scène vous prend littéralement à la gorge par son mélange presque insupportable d'émotions, amplifié par la musique de Delerue qui semble soudain basculer dans une folie qui avait jusqu'ici épargné Quinn.

L'épopée de Moritz donne un film à la fois simple — à l'image de son héros sans cesse dépassé par les événements, naïf et malgré tout confiant en l'avenir — et ambitieux par les thèmes traités. Le ton est souvent tragi-comique et la fable kafkaïenne n'est jamais loin, avec ces substitutions d'identités qui démontrent la totale absurdité d'un monde qui ne cesse de redéfinir ses valeurs, presque arbitrairement. Tout ça donne lieu à des scènes d'une violence et d'une poésie étonnantes. La réalisation de Verneuil m'a vraiment impressionné par la maîtrise des moyens dont elle dispose et son absolue justesse dans la conduite du récit, avec notamment une très efficace gestion du temps qui passe. Et que dire d'Anthony Quinn, force de la nature qui se fond complètement dans la peau de son personnage sans jamais en faire un imbécile heureux, confronté à d'authentiques drames mais incapable de perdre espoir et animé par le désir de retrouver sa femme (sublime  Virna Lisi). Les choix de carrière de l'acteur ont été souvent remarquables, et voilà assurément un de ses meilleurs rôles, qui m'évoque le magnifique Barabbas de Richard  Fleischer où il incarnait déjà une figure un peu frustre qui subissait lui aussi les événements en refusant de comprendre. Entre autres personnages pittoresques, parfois touchants parfois  odieux, on a également le plaisir de croiser Dalio, Reggiani ou encore Jean Dessailly. Très grand film.




Je t'aime je t'aime, Alain Resnais, 1968
Tournant en Belgique, Resnais signait là un étonnant film de science-fiction, foncièrement poétique. Claude Rich, rescapé d'une tentative de suicide, sert de cobaye à un institut  mystérieux qui a inventé une machine à voyager dans le temps. Plus précisément on va lui donner l'occasion de revivre une minute de son passé, un an plus tôt. Après cela il est censé revenir dans  le présent, le procédé imposant un temps de décompression de quatre minutes avant qu'on puisse l'en sortir. La machine en question est d'une singulière apparence, sorte de construction molle, presque organique qui fait un peu penser à un gros cerveau et annonce les pods d'eXistenZ. Rich est allongé à l'intérieur sur une sorte de matelas qui épouse la forme de son corps. Mais rien ne va se passer comme prévu, et son personnage ne va dès lors cesser de faire des allers-retours dans le temps, apparemment condamné tel un nouveau Sisyphe à vivre et revivre des événements tantôt heureux tantôt dramatiques, jusqu'à l'épuisement. La toute première scène qu'il est amené à revivre n'est pas pour rien une scène de plongée sous-marine lors de vacances sur la côte méditerranéenne. Comme  l'explique un scientifique au début, on lui a administré un traitement qui l'obligera à assister depuis son propre corps à ce passé en toute passivité, tel un dormeur éveillé.

Rich est ici vraiment parfait, traînant d'une époque à l'autre son cynisme et son humour grinçant. Le film est d'ailleurs rempli de petites réflexions existentielles souvent très amusantes. Les dialogues sont signés Jacques Sternberg et on devine que l'homme aimait les chats. On est dans une logique incontrôlée, où l'on peut basculer à tout moment d'un événement à l'autre. Resnais utilise un montage cut, sans effets, et déroule ainsi son récit de façon totalement déconstruite. Les séquences semblent s'enchaîner dans une chronologie aléatoire, avec souvent des redites. Entre Slaughterhouse-five de George Roy Hill pour la construction temporelle aléatoire, et Eternal sunshine of the spotless mind de  Michel Gondry pour la reconstitution douloureuse d'un passé amoureux, le film propose au spectateur de littéralement plonger avec le protagoniste dans l'expérience. Par ces  chassés-croisés temporels sur la vie d'un couple et par son ton tout à fait désenchanté, le film n'est pas très éloigné non plus de ce qu'a fait Stanley Donen avec Two for the road, réalisé un an plus tôt. Au final, il manquera encore des pièces au puzzle. 

Je t'aime je t'aime est en fait un film aussi enthousiasmant que dépressif, marqué dès son ouverture par la mort. La très belle musique de Penderecki, faite de chœurs, apporte une couleur très mélancolique. La construction éclatée nuit sans doute un peu à l'émotion en créant malgré tout une certaine distance, mais c'est vraiment un film à part, qui se révèle vite fascinant et qui marque durablement l'esprit.