5 novembre 2016

Le Cœur-cinéma de Jacques Demy II. 1967-1970

Les Demoiselles de Rochefort, 1967
Face aux Demoiselles de Rochefort, je ressens les mêmes émotions que devant Les Parapluies de Cherbourgmais puissance 10. Contrairement aux apparences, ici tout n'est pas entièrement porté vers la joie. Jacques Demy distille à nouveau une étrange alchimie où la douleur se mêle au bonheur. Derrière les couleurs explosives et l'atmosphère libératrice de la ville gagnée par la fête foraine, c'est le désenchantement qui règne, avec ces amours contrariés par les obstacles d'un hasard un peu sadique, qui s'amuserait de leurs fausses routes.

Les personnages de Demy se confortent souvent dans l'assurance de leur prédestination, ignorant simplement le chemin à suivre. Ici, chacun d'eux semble en quête d'un morceau de lui-même (parfois littéralement puisqu'on y découpe même des femmes en morceaux !). L'observation de ces chassés-croisés amoureux s'inscrit dans une temporalité et une géographie bien précises, et cesse dès lors que les forains laissent la ville derrière eux. Moment de suspense aussi insoutenable que génial, le dernier plan, par tout ce qu'il laisse entrouvert, par tout ce qu'il choisit de confier à l'imagination du spectateur, me fait immanquablement fondre en larmes. 

Le réalisateur se fait plaisir en invitant certes George Chakiris rescapé de West side story, mais surtout Gene Kelly, incarnation à lui seul de l'âge d'or du musical hollywoodien. Le croiser, plus lumineux que jamais, dans le monde en chanté de Demy est comme un cadeau pour le spectateur. Les chorégraphies sont donc ici très présentes, donnant au metteur en scène l'occasion de parfaire encore sa science du mouvement, dans des décors qu'il semble plier à sa vision, allant là encore jusqu'à repeindre la ville de couleurs irréelles. On est toujours dans un monde en léger décalage avec le réel, où l'absurde n'est jamais loin. Ça donne une saveur incomparable aux irrésistibles touches d'humour qui parsèment le film, qui se présente donc aussi sous les atours de la comédie romantique (les échanges piquants entre les forains et les jumelles sont un régal). Et comment ne pas jubiler devant la scène du dîner où tous parlent en alexandrins ? Les compositions de Michel Legrand, faites de variations qui relient entre eux les personnages, sont autant de merveilles, et la Chanson de Maxence est instantanément devenue une de mes chansons fétiches. La musique me touche autant que les paroles, tant ces dernières ont un temps correspondu à la définition de mon idéal féminin. Chef-d'œuvre de l'association Legrand / Demy, ces Demoiselles sont l'un des plus beaux films du monde selon moi.







Peau d'âne, 1970
Des trois films Demy / Legrand / Deneuve c'est celui qui reçoit le moins mes faveurs. Désormais, les projets du réalisateur sembleront davantage soumis aux limitations techniques ou artistiques, et il n'atteindra plus le degré d'accomplissement qu'il avait précédemment réussi à mettre en œuvre (conséquence de sa malheureuse expérience hollywoodienne sur Model shop ?). 

Pour la première fois, la mise en scène si aérienne de Demy manque un peu de grâce. On sent la caméra contrainte par des décors figés à l'intérieur desquels les personnages semblent un peu perdus. Décors authentiques dont l'épure paraît à l'écran un peu misérable, quand bien même il y aurait volonté de renvoyer à une imagerie médiévale. Le cadre manque donc de chaleur, là où la dimension de conte laissait espérer quelque chose de plus baroque. La source du merveilleux pour Demy, c'est dans le cinéma de Jean Cocteau qu'elle est puisée, et cela passera autant par la présence tutélaire de Jean-Marais que par l'emploi d'effets spéciaux qui assument leur artisanat : ralentis, accélérés, pellicule qui défile à l'envers. Il reviendra quelques années plus tard à Cocteau via le mythe d'Orphée mais le résultat sera lui pas loin du désastre (Parking). 

Néanmoins, je ne boude pas mon plaisir devant la poésie quasi psychédélique de Peau d'âne, qui contient suffisamment de scènes mémorables. L'entrain des comédiens (la délicieuse Delphine Seyrig et le toujours charmant Jacques Perrinnous fait pleinement entrer dans l'illusion. Là encore, le conte de Perrault derrière ses ingrédients fantastiques raconte une histoire particulièrement tordue qui ne pouvait que plaire au cinéaste. Et puis la musique est vraiment somptueuse. Le cadre médiéval-fantastique donne l'occasion à Legrand de donner libre cours à son penchant pour le baroque, revisité de pop et de jazz avec un goût exquis. Et si les chansons sont ici en petit nombre, chacune d'elle est un bijou, témoignant d'une écriture incroyablement ciselée et tout à fait délicieuse. Bref, le genre de film qui mérite qu'on lui accole cette accroche galvaudée : « Un enchantement ! »







DOSSIER JACQUES DEMY :

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