2 juin 2017

Martin Winckler : quatre livres

La Maladie de Sachs, 1998
La Maladie de Sachs se présente un peu comme le développement et le prolongement du premier récit publié de l'auteur, La Vacation, qui mettait déjà en scène le personnage de Bruno Sachs. Mais ici la matière romanesque a pris de l'ampleur. Winckler a mis évidemment beaucoup de lui-même et de ses réflexions sur sa propre expérience de médecin, mais va bien heureusement au-delà de la simple littérature de témoignage, travaillant son récit dans sa progression comme dans sa forme. De façon aussi ludique que vertigineuse, il fait preuve d'un art de la mise en abîme vraiment efficace, entre l'émergence dans le corps-même de la fiction du livre que l'on est en train de lire, et l'emploi aussi simple que troublant de la deuxième personne du singulier. J'ai toujours adoré ce procédé, loin d'être évident, qui invite le lecteur à incarner le héros comme dans un jeu de rôles, pour un résultat tantôt purement théorique tantôt terriblement immersif. Ainsi chez Butor (La Modification, 1957), Calvino (Si par une nuit d’hiver un voyageur1979) ou McInerney (Journal d'un oiseau de nuit, 1984). Ici, ça a pour conséquence de renforcer la sensation d'isolement qu'on ressent pour le protagoniste, scruté, ausculté par la voix intérieure de ses patients, qui garderont pour eux ces impressions.

Ces voix données ici à entendre, cette sensibilité donnée à partager, m'impose un respect total pour l'auteur. Portant un regard plein de compassion et d'humanité sur ses personnages, Winckler m'apparaît en effet comme une nature bien généreuse. C'est un romancier à l'ambition discrète qui sait créer un agréable trouble justement parce qu'il nous fait franchir des portes et révèle des âmes. La Maladie de Sachs a été remarquablement adapté par Michel Deville dans la foulée de sa publication, révélant véritablement Albert Dupontel dans un rôle dramatique. Et Winckler n'en aura pas fini avec Bruno Sachs, puisqu'il creusera à nouveau la biographie de son alter ego avec Les Trois médecins, en 2004.





Légendes, 2002
Singulière autobiographie, puisque l'auteur y assume (y recherche) l'imprécision (la ré-invention) des souvenirs, considérés comme autant de fictions constitutives des légendes de nos vies. Au-delà des dates, des faits et des lieux, il y sera surtout question des marques qu'auront laissé sur sa personne et son parcours ses lectures, les images (ciné, télé), les personnes rencontrées. Et Winckler y confirme la graphomanie qui l'a très tôt habité. 

Chaque chapitre a été publié quotidiennement sur le site de P.O.L en 2002, tel un feuilleton à partager. Organisés malgré tout avec une certaine rigueur  — la chronologie est relativement respectée — ces souvenirs m'ont d'autant plus parlé qu'ils évoquent quand même un univers qui m'est proche, quand bien même je n'appartiens pas à la même génération et que je n'ai pas le même vécu. En effet, la plus grande partie du bouquin reconstitue mine de rien le contexte social et culturel de la France de la seconde moitié du XXe siècle (quand bien même Winckler se cantonne en fait à la période 50-70). Et la plupart des références conviées me parlent, évoquées pour le coup avec autant de précision que de pertinence. On se laisse alors porter par le flux de cette mémoire, par cette revisitation de l'enfance, l'adolescence et la famille, d'autant plus que Winckler accepte d'y mêler ses impressions d'aujourd'hui, et qu'on perçoit derrière la justesse de l'écriture toute la bienveillance chaleureuse typique de l'auteur.

Alors forcément, dès qu'on quitte la France pour l'année d'étude manifestement fondamentale qu'il à passé aux États-unis, ça parle moins et ça m'a bien moins immédiatement intéressé, ayant l'impression d'avoir perdu ce sentiment de proximité et de compréhension qui m'avait jusqu'ici porté. On en viendrait presque à douter de la véracité de tout ce qui est raconté, parfois trop idyllique. Ce doute étant d'ailleurs presque encouragé par l'auteur dès le début, puisque l'autobiographie est appelée à devenir légende. Cette impression participe finalement plutôt bien de l'ambition du projet. Une veine qu'il va ouvrir et continuer d'ausculter avec l'exploration de sa vie familiale et son projet biographique : Plumes d'Ange (2003), Abraham et fils (2016).




Le Chœur des femmes, 2009
Un sujet passionnant, un texte qui relève à la fois de l'étude de caractères et de l'œuvre à thèse défendue avec conviction. L'ensemble étant narré avec une incontestable fluidité, voire même de virtuosité, l'auteur s'amusant à multiplier les styles et les formats. Personnellement, j'ai presque lu ça comme un document, Winckler abordant un sujet qui lui est cher, qu'il connaît, et dont il livrerait ici sous la forme du roman l'aboutissement d'années de réflexion, de recherches et d'écoutes. En gros, on va dire qu'il s'agit de la contraception et du rapport de la femme au monde médical, avec pour objectif d'éveiller peut-être les consciences.

Ça fonctionne néanmoins un peu moins lorsque l'auteur veut soudain rattacher à cette démarche les wagons de la fiction, et boucler le parcours romanesque de ses personnages. Mais en l'état, je pense que c'est vraiment un livre fort, captivant de la première à la dernière ligne, en plus d'être clairement un livre "utile" qui peut et doit changer le regard et le rapport entre soignants et patients. Un combat citoyen que Winckler mène depuis longtemps, et qu'il continue à mener, que ce soit dans ses livres, dans ses essais, comme dans son implication sur le terrain et les réseaux sociaux.




En souvenir d'André, 2012
Winckler parle encore une fois d'expérience, et c'est vraiment tout ce qui fait le prix de ce texte où tout semble juste, humain. On n'est ni dans le pamphlet ni dans la thèse, mais sur le fond, qui concerne l'euthanasie, c'est évidemment très engagé. Ce qui n'empêche pas la dimension romanesque de reprendre discrétement ses droit dans les liens qui se tissent progressivement entre les personnages, dont on imagine qu'ils sont inspirés de personnes réelles. Et c'est sans doute cette capacité à s'inscrire dans le réel et ce sens de la vérité qui permet à la lecture de devenir bientôt bouleversante.

A l'arrivée, ça s'inscrit donc dans un sillon déjà bien creusé par l'auteur, mais qui semble pour autant toujours aussi nécessaire. Winckler se montre toujours soucieux de la forme, et l'on pourra se dire gentiment agacé quand même par le choix qu'il fait ici de sauter à la ligne après quasiment chaque phrase, comme s'il craignait de livrer au final un bouquin insuffisamment épais.

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