29 septembre 2017

Robert Charles Wilson, 3 romans

À travers temps, 1991
Derrière son titre passe-partout un peu trop propice à l'oubli, ce À travers temps (en V.O. : A bridge of years) fut plus qu'une bonne pioche. Il s'agit d'un roman publié par Wilson en 1991 mais resté inédit en France jusqu'en 2010. Tout le talent de l'auteur naturalisé canadien est déjà là, à savoir cette capacité à peindre des personnages vrais, qui existent pleinement pour ce qu'ils sont et ce qu'ils ressentent, et pas du tout en tant que pauvres pantins au service d'un pitch-gadget de science-fiction. Wilson ne perd donc jamais de vue la dimension humaine de son récit, lui donnant ainsi une vraie force émotionnelle. Et par dessus-ça, il développe et exploite assez génialement son concept de S.F., décrit avec l'intelligence nécessaire pour le rendre crédible, tout en conservant une part de mystère. Il y est notamment question de voyage dans le temps, sujet toujours un peu risqué car susceptible d'éveiller les soupçon du lecteur en quête d'incohérences. Sauf qu'ici, il ouvre des perspectives aussi poétiques qu'effrayantes. 

J'ai donc été très agréablement touché par ce très beau roman, par son écriture et par le destin de ses personnages, dont on partage l'existence de très près, leurs espoirs, leurs faiblesses, leurs doutes dans lesquelles on peut se projeter, presque trop aisément (humains, trop humains). Et c'est un texte finalement assez triste, et en même temps passionnant et souvent jubilatoire à lire par le sens du suspense dont fait preuve son auteur.




Spin, 2005
De temps en temps, je pense à me laisser guider dans mes lectures en me fiant à certains prix littéraires. Parmi ceux qui jusqu'ici se sont très souvent révélés fiables, il y a le Pulitzer et le Hugo. Auréolé de ce dernier prix, et bénéficiant d'une réputation presque intimidante, Spin aura effectivement été un très grand moment de lecture, me laissant enthousiaste du début à la fin. Ignorant tout de son sujet, j'ai été cueilli par son vertigineux postulat S.F. que Wilson parvient à rendre parfaitement convaincant grâce à son sens du juste détail. Il met en scène un trio de personnages idéalement complémentaires, apportant toute la subjectivité nécessaire pour permettre au lecteur de saisir l'ampleur de l'incroyable phénomène qui va bouleverser leur existence, n'oubliant aucune de ses conséquences, qu'elles soient économiques, sociales, politiques ou métaphysiques. 

Tout ça pourrait n'aboutir qu'à un roman froid, distant, ou platement scientifique. Or c'est tout le contraire. En effet, Wilson ne perd jamais de vue ses personnages, qui n'ont pas pour autant oublié de vivre. Il s'efforce de toujours les laisser au premier-plan de son histoire. Et si leur relation est aussi touchante, et même souvent poignante, c'est bien parce que ce qu'elle met en jeu n'est pas directement lié aux éléments purement S.F. Et surtout parce que c'est merveilleusement bien écrit, avec un style plein de chaleur, de justesse et de sensibilité dans sa caractérisation des personnages. Les épisodes s'enchaînent en multipliant les atmosphères, et Wilson se montre aussi inspiré dans les moments d'émotion et d'introspection que dans les moments d'action, terriblement palpitants. Du très grand art. Je l'ai lu en sachant que l'auteur avait depuis prolongé son récit sous forme de trilogie, mais imaginais que ce premier titre se suffisait à lui-même, et ne prévoyais donc pas forcément de m'intéresser aux volets ultérieurs. Or, la conclusion de Spin appelle assez clairement une suite, ça va donc être dur de ne pas y jeter un œil. Mais après une telle réussite, mes attentes sont si élevées que je crains une inévitable déception. Je ne m'y suis donc toujours pas collé, et avoue rechigner un peu.




Julian, 2009
Après l'enthousiasme procuré par Spin, mon Wilson suivant aura finalement été ce Julianépais roman dont j'avoue être ressorti franchement tiède. L'auteur y développe et prolonge un texte précédemment publié sous forme de longue nouvelle, et je m'attendais du coup à quelque chose de très personnel et inspiré qui justifierait qu'il ait ressenti le besoin de revenir sur cette œuvre. Or, le roman ne parvient jamais réellement à surprendre, l'écrivain échouant à nous faire vraiment croire à la réalité du monde qu'il a choisi de peindre. L'histoire se situe dans un futur proche qui, suite à différentes crises notamment pétrolières, est pratiquement revenu au niveau technologique et social du XIXe siècle (pas très éloigné de l'univers du Jeremiah d'Hermann). On est donc dans une sorte d'uchronie de l'Amérique de ce temps. Wilson revendique ici l'héritage de Mark Twain, et même son écriture semble contaminée par l'esprit et le style du roman du XIXe, très élégant certes, mais plein d'une fausse naïveté et d'une ironie qui tendent à créer de la distance. En conséquence de quoi, et c'est un comble chez Wilson, les personnages manquent un peu de profondeur psychologique et tiennent plutôt du pantin.

Les thématiques conviées ne sont pas non plus follement originales dans le cadre du genre post-apocalyptique, et on ne s'étonnera pas de voir traitées les questions de dictature politique et d'intégrisme religieux. Les seuls éléments un tant soit peu convaincants concernent les scènes de guerre, la vie des soldats au front, dont l'atmosphère est pour le coup assez réussie, la longueur du roman se révélant alors payante. Mais cette relative déception a un petit peu fait baisser ma confiance dans le talent de Wilson, qui ne réussirait donc pas à tous les coups.


27 septembre 2017

Deux films de Morten Tyldum

The Imitation game, 2014
La vie et l'œuvre du génial mathématicien Alan Turing présentaient tous les éléments susceptibles de répondre au goût d'Hollywood pour les biopics édifiants. Mais ça n'aura inspiré à Morten Tyldum — cinéaste norvégien passé à l'Ouest — et à son scénariste qu'un film sans saveur, une reconstitution de l'aventure Bletchley park "à la Hollywood". Il y avait pourtant des pistes passionnantes à explorer dans cette histoire d'un homme contraint au secret, que ce soit celui de son homosexualité dans un pays qui la condamne pénalement, ou de sa contribution fondamentale au V-day et à la technologie. En gros, tout ce que le dernier tiers du film survole alors que c'est finalement bien plus riche que de simplement nous montrer les étapes obligées et déjà vues du génie forcément en lutte contre l'archaïsme des institutions. L'essentiel du film déroule en effet sa petite histoire, sans jamais vraiment surprendre.  Même les moments de basculement ne sont pas particulièrement bien soutenus. Ainsi la grotesque scène de l'eureka au bar avec la collègue qui a identifié le style d'un radiomessager (on est quand même face à des génies sélectionnés sur le fil, et y'en a pas un qui a pensé aux mots récurrents dans les messages des nazis pour démarrer leur travail de décryptage ?).

Du coup le magnétique Benedict Cumberbatch (Sherlock, Star trek into darkness) n'a même pas l'occasion de nous impressionner par ce qui se veut calibré comme une performance à oscars. A contrario, preuve de leur incontestable talent, Keira Knightley et Mark Strong parviennent à briller, et le meilleur du film est sans doute à chercher dans leur moments de présence à l'écran.

Autre bonne idée mais à l'exploitation raté, lorsque le réalisateur s'efforce de façon plutôt pertinente de faire apparaître le lien entre le travail de laboratoire des ingénieurs et la réalité de la guerre, ça ne donne que des CGI fadasses de batailles aériennes et des plans de population sous abris échouant à susciter le moindre sentiment, car non incarnés. Jamais on ne ressent le poids du drame qui se joue, alors qu'on voudrait suggérer que des vies humaines sont en jeu à chaque minute perdue (le temps est censé jouer un rôle important). Avec le même type d'image très lêchée pour sa reconstitution d'époque, David Fincher témoignait quand même d'une présence et d'une personnalité bien plus affirmée dans sa mise en scène de Benjamin Button. On est finalement ici plus proche du Ron Howard d'Un homme d'exception, et ce n'est vraiment pas un compliment. J'ai même trouvé le score d'Alexandre Desplat paresseux, joli certes parce qu'il reste un compositeur doué, mais ne cherchant jamais à transcender la commande, ou à prendre des risques.




Passengers, 2016
J'étais plutôt circonspect en apprenant que l'excellente mais pas cinématographique pour un sou nouvelle de Philip K. DickLe Voyage gelé, avait donné lieu à une adaptation hollywoodienne. Et l'aurais été encore plus si j'avais su avant de la découvrir qu'elle avait été confié au réalisateur de l'inoffensif Imitation game. C'est donc tout à son honneur de se révéler ici capable d'un peu mieux tenir la barre d'un projet qui impliquait une vraie rigueur dans le traitement. Le postulat de départ est très bon, et le film s'y tient et le développe dans un premier temps de façon convaincante. J'ai trouvé Chris Pratt vraiment excellent, et j'ignore si c'était volontaire, mais j'ai eu l'agréable impression de voir la gueule de Dick lui-même lorsqu'il est au plus bas et se laisse pousser la barbe. Le film est surtout fascinant pour l'excellence de sa direction artistique, et la minutieuse description du fonctionnement entièrement automatisé du vaisseau. Le soin accordé aux détails, les solutions imaginées pour rendre crédible le voyage sont un régal pour l'amateur de SF. Il y a une inspiration kubrickienne évidente dans le travail sur l'atmosphère, puisque le film propose en quelque sorte un mix entre le Discovery de 2001 et l'hôtel Overlook de Shining. Même si la référence visuelle au bar de Shining n'est pas très subtile, les dialogues avec le barman sont un petit bijou d'écriture, nous amenant constamment à nous interroger sur ses éventuels double-sens ou au contraire sur le fait qu'il s'agirait de jargon préprogrammé et inconséquent juste bon à répondre au désœuvrement de ses clients (et dans le rôle de l'androïde, Michael Sheen est assez bluffant).


S'il offre son lot de rebondissements surprenants et efficaces, on sent cependant que le film s'est vu imposer de nombreuses coupes, le rôle fatigué de Larry Fishburne étant un peu commodément évacué, et la suite du récit déçoit un peu les attentes. Passengers redescent alors à un niveau relativement superficiel, proposant surtout une mise à l'épreuve de ses personnages, dont il enrichit néanmoins la relation par une dimension romantique dont je n'ai pas trouvé déplaisante la représentation à l'écran.



[SPOILER : J'ai été charmé car je ne savais rien du film avant de le découvrir, en dehors du postulat de la nouvelle. Aussi j'ai choisi de ne pas reprendre ici l'affiche originale, trouvant un peu dommage qu'elle gâche une partie du plaisir en révélant d'entrée de jeu la présence de la bankable Jennifer Lawrence, par conséquent laissant deviner que le héros ne va pas longtemps rester seul.] 

25 septembre 2017

Histoire permanente du cinéma italien, 1960-1965


El Cochecito (La Petite voiture), Marco Ferreri, 1960
Je triche un peu : le réalisateur est certes italien, mais le film est une production espagnole. C'est en effet en Espagne que Marco Ferreri fait ses véritables débuts derrière la caméra, avec la complicité à l'écriture de Rafael Azcona, scénariste prolifique qui travailla autant avec Ferreri qu'avec Carlos Saura. El Cochecito raconte l'histoire d'un grand-père qui pourrit la vie de sa famille pour se faire payer une petite voiture à moteur destinée aux paralytiques. Les combines et les caprices du vieux monsieur indigne sont souvent très drôles et son interprète est vraiment excellent. Cependant, derrière la farce et ses irrésistibles audaces, le film de Ferreri distille un vrai malaise. Son approche est en effet plutôt réaliste, et le portrait qu'il fait de la société espagnole de cette époque, avec ses éclopés de la vie de toutes générations et de toutes classes, se révèle assez triste. Si le grand-père se montre aussi odieux, c'est aussi parce que sa vie a cessé de le rendre heureux. Autour de lui, l'humanité n'est pas plus reluisante, entre famille mesquine, amis peu solidaires et commerçants profiteurs. Et au fond, la description de cette vieillesse délaissée m'est apparue tout à fait intemporelle.

Ferreri trouvait là une veine grinçante et perturbante qu'il ne cessera ensuite de creuser, n'hésitant pas à pousser les logiques absurdes de nos sociétés contemporaines jusque dans leurs derniers retranchements. Du Lit conjugal (1961) avec Ugo Tognazzi en mâle italien, à l'implacable La Chair (1991), en passant par L'Audience (1971) — film très étonnant qui personnellement m'a assez emballé malgré son rythme un peu lancinant — et bien sûr La Grande bouffe (1973), comédie triste qui cultive le mauvais goût et teste l'endurance du spectateur avec une délectation palpable à défaut d'être communicative (j'adore son casting, mais ce n'est pas forcément un spectacle que j'aurais envie de me réinfliger). Quant à ses Contes de la folie ordinaire (1981), je garde le souvenir de quelques moments très beaux, poétiques et émouvants, avec un Ben Gazzara qui fait forcément plaisir à voir en vieux briscard revenu de tout. Mais Ferreri à trop vouloir vider son film de toute graisse le rendait limite soporifique.






La Ragazza con la valigia (La Fille à la valise), Valerio Zurlini, 1961
J'ai vraiment été sous le charme de cette histoire très simple filmée avec pudeur et tendresse. Je m'attendais bêtement à une comédie populaire dans l'Italie provinciale, alors qu'il s'agit plutôt d'une comédie dramatique. En se concentrant à fond sur le flirt entre l'ado Jacques Perrin (craquant) et la femme Claudia Cardinale (d'une vitalité débordante) malheureuse en amour, le film apparaît d'un minimalisme fort plaisant, avec un goût pour les plans-séquences assez réussi dans ses effets. Des scènes entières sont ainsi filmées sans aucune coupe, renforçant l'impression de proximité avec les personnages.

Je dois avouer cependant que dans sa dernière partie, à partir du moment où justement ce "couple" se sépare un temps, après la rencontre de Claudia et du curé, j'ai un peu décroché. Ça reste brillant — toute la scène avec le cousin en bord de mer est un morceau de cinéma fascinant — mais j'avais cette fois du mal à suivre et à comprendre le personnage de Claudia, torturée par son incapacité à faire le point sur ses désirs. Du coup, pour moi, le meilleur du film se situe dans sa première heure et j'en suis sorti sur une note un peu mitigée, alors que la fin est pourtant très belle. J'ai aussi été un peu agacé par l'usage abusif du thème musical de Mario Nascimbene pourtant très joli mais qui devenait un peu lassant par son systématisme. J'adore par contre toutes ces chansons de variété italienne qu'on entend le reste du temps.




Le Streghe (Les Sorcières), collectif, 1965 
Pas véritablement nouveau, le film à sketch connaît bizarrement une nouvelle mode à cette époque, en Italie comme en France (I mostri, Rogopag, Les Sept péchés capitaux, Le Plus vieux métier du monde, Les Plus belles escroqueries du monde, etc.). Produit par Dino De Laurentiis à la gloire de son épouse d'alors Silvana Mangano, Le Streghe propose en cinq courts-métrages cinq incarnations de femmes très différentes. Comme toujours avec le principe du film à sketch, ça aboutit à un ensemble aussi disparate qu'inégal. Surtout, on ne saisit pas toujours la cohérence et le rapport avec le titre choisi ici. Photographie couleur de Giuseppe Rottuno, musique cosignée Morricone et Piero Piccioni.

La Sorcière brûlée vive est un pensum assez prétentieux et pesant réalisé par Visconti, où la Mangano joue une star qui cherche à échapper à sa célébrité en se refugiant le temps d'une soirée chez des amis à la campagne. Soirée de dupe où elle est l'objet de toutes les jalousies et les désirs. On y croise Annie Girardot en maîtresse de maison, excellente, et Helmut Berger en domestique.

Sens civique de Mauro Bolognini et La Sicilienne de Franco Rossi sont très brefs et empreints d'un humour vache qui aurait d'autant moins dépareillé dans la série des Monstres qu'ils sont écrits par Age et Scarpelli. Dans le premier, qui démarre à Rome, Mangano recueille dans sa voiture un Alberto Sordi victime d'un accident de la route et en profite pour griller les feux en faisant croire qu'elle va l'amener à l'hopital. Elle arrivera ainsi en avance à son rendez-vous galant en bord de mer, abandonnant un Sordi sonné et ensanglanté. Le second est une très marrante satire de certaines mœurs siciliennes liées à la vendetta.

La Terre vue de la Lune est une étonnante farce signée Pasolini, à l'esthétique complétement délirante et colorée qui donne vraiment l'impression de voir de la BD en prise de vue réelle. Habillés et coiffés de façon grotesque, Toto et Nineto Davoli composent un père et un fils clownesques à la recherche d'une femme/mère idéale dans un improbable bidonville. Ils finissent par tomber sur Mangano, étrange femme un peu perdue, sourde et muette qui va magnifier leur misérable existence. Face à elle Toto aura recours à la pantomime et ses différents numéros, avec références explicites à Chaplin, sont souvent irrésistibles. C'est surprenant, d'une liberté assez réjouissante avec de la poésie et de la magie, drôle et même émouvant. La morale est la suivante : « qu'on soit mort ou vivant, c'est du pareil au même. »

J'ai déjà évoqué dans ma rétrospective Clint Eastwood l'excellent Une soirée comme les autres, réalisé par De Sica et qui est certainement avec Pasolini le morceau le plus réussi. Ça permet de sortir du film avec un sentiment de joie que n'avaient pas vraiment permis les sketches précédents. D'ailleurs si cette production se voulait une ode au talent d'actrice de la Mangano, c'est vraiment dans ces deux derniers segments qu'elle le met réellement en valeur.

22 septembre 2017

Du romanesque français de 2015

Laurent Binet, La Septième fonction du langage, 2015
Derrière cet intimidant et très beau titre se cache en fait une vraie farce, où le grotesque des situations et des personnages est pleinement assumé. C'est amusant, à défaut d'être toujours drôle, mais peine à la longue à captiver. J'avoue en effet avoir un moment hésité à m'acharner, le récit prenant la forme d'une enquête policière trop confuse ou pas assez sérieuse pour accrocher, même si menée par un commissaire et son acolyte franchement désopilants. Ce qui m'aura finalement le plus parlé, c'est cette plongée que nous offre Binet dans une époque (1980) et une science (la sémiologie) qu'il expose, développe et nous fait partager de façon vraiment convaincante. Derrière la façade satirique, se révèle alors un vrai travail de digestion/restitution d'un paquet de recherches scientifiques, des théories et œuvres des grands penseurs de ce temps-là, résumées avec pas mal de justesse et d'intelligence, ne s'en moquant jamais tout en exprimant certaines de leurs limites. 

Bien qu'éloigné par bien des aspects, le livre m'a souvent fait penser à l'excellent Roman du mariage de l'Américain Jeffrey Eugenides, qui proposait lui aussi au passage une sorte de résumé de l'influence du structuralisme dans la pensée intellectuelle américaine. Chez Binet, comme il est avant tout question de langage, on prend pas mal de plaisir à assister à de véritables et souvent savoureuses joutes verbales. On pourra trouver un peu lourds et  trop fréquents les apartés que l'auteur se permet de faire au lecteur, jeux forcés de mise en abîme qui tiennent un peu du gadget. A l'arrivée, il y a peut-être un peu trop d'artifices de petit malin, une forme de complaisance pour la caricature des élites intellectuelles (Sollers en prend pour son grade) pour que ça en fasse à mes yeux un livre qui reste, mais le voyage est loin d'être sans attraits.




Isabelle Monnin, Les Gens dans l'enveloppe, 2015
Le meilleur pour la fin, avec ce qui fut plus qu'un coup de cœur. Le point de départ de ce livre est relativement simple : Monnin a acheté à un brocanteur une enveloppe contenant un paquet de vieilles photographies ayant appartenu à une même famille, le genre de truc qui déjà me fascine. Elle s'en est inspiré dans un premier temps pour imaginer une histoire, broder un roman, donner une existence à ces figures anonymes aux postures et sourires figés dans l'éternité, et surtout faire entendre leurs voix. Le résultat est bien plus qu'un ludique exercice de style pour auteur en manque d'inspiration. C'est de la littérature. Car Monnin s'est complètement approprié ces vies et ces visages pour créer à partir de là quelque chose de formidablement puissant, vrai et profond, dans une écriture de toute beauté. Les phrases sont simples et fragiles à la fois, elles tordent délicatement la langue pour être le plus juste dans l'expression de ce qui est indicible. Monnin y évoque ainsi les espoirs et les désillusions de l'enfance mais aussi de l'âge mûr, l'amertume, l'abandon et les secrets familiaux qui pèsent sur les générations. Le tout dans le cadre d'un petit village de campagne où la Nature souveraine impose aussi sa présence.

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Dans un deuxième temps, l'auteur tourne la page de la fiction et revient à la source en se lançant dans une véritable enquête sur les vrais gens figés sur ces photos, avec dans l'espoir de comparer la vérité et son invention, de confronter deux parcours, et peut-être même de retrouver certaines de ces personnes. La seconde partie du livre se présente donc comme le journal de cette enquête, où cette fois ce sont les doutes et interrogations de l'écrivain qui se retrouvent au cœur de l'écriture, avec toujours cette même exigence dans le style. Si déjà j'avais été touché par la première partie, le fait d'ancrer ensuite définitivement ces images dans la réalité la plus solide et incontournable, m'a profondément bouleversé. L'enveloppe de ces gens ne sera jamais entièrement dévoilée, mais grâce à la prose et à la qualité de regard que leur offre l'auteur, on a le sentiment d'approcher de très près ces existences. Et derrière les sourires et les jours ensoleillés que les photos immortalisent, émerge un peu de la tristesse de ces vies bousculées. Et c'est ce sentiment d'intimité, presque miraculeux, qui m'a ému, porté par ces phrases livrées comme des cadeaux et donc chacune mériterait qu'on lui fasse l'honneur de s'attarder. 

Cerise sur le gâteau, Alex Beaupain a à son tour puisé son inspiration dans le texte de Monnin pour composer un véritable album, présenté comme complémentaire au bouquin, par inclus dans l'édition originale (en CD) comme dans sa version poche (en lien de téléchargement). Beaupain a laissé libre cours à ce que cette histoire et ces ambiances lui suggéraient, et son disque n'est ni une illustration, ni une bande son pour la lecture, mais est au diapason de cette mélancolie sourde et presque addictive qui plane sur le livre. Et ça donne de très beaux titres, délicatement produits (l'un d'eux sera même repris et réinterprété sur son dernier album Loin), avec de chouettes guests : Camélia Jordana, Clotilde Hesme, Françoise Fabian entre autres.