11 novembre 2017

Emmanuel Carrère, la vie à l'œuvre II. 1995-2005

La Classe de neige, 1995
Elle est étrange cette fascination que les textes d'Emmanuel Carrère, leur style, leur voix, exercent sur moi, et que chaque nouvelle lecture confirme un peu plus sans pour autant l'expliquer. L'auteur livrait là ce qui reste à ce jour son dernier authentique roman. Le livre n'est pas épais, mais sa force tient justement à sa concision (c'est un « récit »). Heureusement parce que sans cette volonté de faire court, je ne sais pas si j'aurais été aussi intéressé à voir se développer dans le détail les scènes plus ou moins attendues d'un roman d'enfance. J'avais vu à l'époque l'adaptation de Claude Miller, qui retrouvait après La Meilleure façon de marcher (1976) l'occasion de replonger dans le cadre d'une colonie de vacances, propice à l'émergence du trouble. Mais j'avais oublié à quoi menait exactement cette histoire et me suis laissé captiver par son atmosphère de conte de fée macabre.

Ce texte fut sans doute un tournant pour l'auteur qui épurait ici violemment son écriture et sa syntaxe pour atteindre au plus juste les sensations et le cœur de l'âme humaine, antithèse radicale de l'approche quasi flaubertienne qui avait présidé à la rédaction d'un Hors d'atteinte ?, par exemple. Il s'agit ici comme ailleurs chez Carrère d'interroger les fils qui nous lient à notre destin, les espoirs et les désespoirs qui nous habitent. Il maîtrise clairement son sujet, et on finit par avoir l'impression de lire un récit universel, dans lequel chacun pourra reconnaître les tourments de son enfance, tout en percevant de paragraphe en paragraphe un malaise grandissant qui serait cette fois davantage le lot de la fiction. C'est très fort. Et atroce. Donc très fort.




L'Adversaire, 2000
Je connaissais évidemment le fait divers édifiant, cette affaire Romand pour laquelle Carrère dévoile ici son obsession (que je partage). L'adaptation de Nicole Garcia m'avait laissé froid, tandis que j'avais beaucoup aimé la vision plus libre — plus juste ? — de Laurent Cantet avec son puissant L'Emploi du temps qui offrait à Aurélien Recoing son plus beau rôle. Le livre lui n'est ni une transposition romancée de l'affaire (il est pourtant puissamment romanesque), ni un document d'enquête (il s'appuie pourtant sur une vraie démarche journalistique). On est dans un mélange de récit et de témoignage, ouvert à la libre interprétation de l'auteur, dans la filiation du De Sang froid de Capote, où l'écrivain partage au passage ses réflexions sur le livre en train de se faire. Carrère fait ainsi part de ses recherches, hésitations, interrogations, se projetant désormais au cœur de son travail littéraire, même lorsqu'il n'est pas lui-même l'objet du livre proprement dit. C'est ce qui deviendra désormais sa marque de fabrique, et l'on se rendra compte que ses fictions précédentes ne faisaient que plus ou moins adroitement dissimuler cette envie.

Ça aboutit à une reconstitution qui se veut la plus authentique possible de la vie fantôme du protagoniste, basée sur le procès auquel Carrère assiste, mais aussi sur ses rencontres avec l'assassin lui-même et certaines personnes de son entourage. Et l'écrivain enrichit cela de ce qu'il imagine se passer dans la tête de son sujet, propose des hypothèses, s'efforce de reconstituer un système de pensée. La lecture devient alors incroyablement dérangeante, voire choquante, car on partage au plus près la vérité d'un être qui a littéralement dérapé de sa propre existence, avec une extraordinaire sensation de proximité. Certaines pages m'ont vraiment bouleversé au point que j'ai du suspendre ma lecture. Ce bouquin est un bloc contre lequel je suis déjà venu m'échouer plusieurs fois, retrouvant les mêmes douloureuses émotions, confirmant à la relecture à quel point il est remarquablement construit et toujours aussi poignant. Il fallait vraiment un talent particulier pour aborder cette affaire de la bonne façon.




La Moustache, 2005
Une très bonne surprise que ce premier film, adaptation par l'auteur de propre roman publié en 1986, dont l'originalité détonne pas mal au sein du cinéma français. Carrère propose un vrai concept, aussi évident que stimulant, entre le Kafka de La Métamorphose et le Topor du Locataire, où la frontière entre drame existentialiste et fantastique pur reste indéterminée. Lorsque ce cinéma tente la marge, il y a toujours le risque d'un résultat pas très crédible. Ici ça marche, et Carrère s'en sort vraiment bien. Les acteurs sont épatants. Le ton est même assez dérangeant puisque jouant sur un pitch qui pourrait tout à fait être traité sous l'angle de la comédie de l'absurde, ou du fantastique. J'ai plutôt envie d'y voir une plongée dans un univers schizophrénique où soudain votre vie se dérobe sous vos doigts. 

Ce personnage à l'abandon, comme enfermé à l'intérieur de lui-même, fasciné par la fiction qu'il s'est lui-même fabriquée est bien typique de l'auteur. Ce questionnement de la réalité est évidemment proche des récits paranoïaques de Philip K. Dick, dont Carrère ne s'éloigne décidément jamais. Tout ça est très bien amené, avec un minimalisme qui lorgne parfois vers l'expérimental (ces allers-retours sur la navettes de Hong-kong m'ont fasciné). La musique de Philip Glass participe énormément à sortir le film des rails de la comédie en instaurant un climat de vertige et de trouble.


DOSSIER EMMANUEL CARRÈRE :


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