23 décembre 2018

Aardman animation, 2000-2011

Chicken run, Nick Park & Peter Lord, 2000
Adossés au puissant Dreamworks, Park et Lord, les deux génies du studio Aardman, se retrouvent à travailler ensemble sur l'une de leurs productions les plus ambitieuses : un long-métrage d'animation en stop-motion. Projet risqué qui avait précédemment porté chance à Disney avec L'Étrange Noël de Mr Jack, et dans lequel ils mettent tout leur savoir-faire, quitte à manquer cependant un peu d'audace dans l'écriture, soucieux de ne pas trop perdre de vue le public. Passée l'originalité du sujet, avec ces poules en cages qui rejouent La Grande évasion et autres films de camps de prisonniers, on se retrouve en effet avec des personnages qui relèvent pour la plupart d'archétypes. On apprécie néanmoins de reconnaître la patte de Nick Park, avec notamment l'attention accordée à des héroïnes fortes et surtout ce goût pour les bricolages les plus fous.

Un spectacle qui possède indiscutablement de très bons moments, mais qui n'emporte pas pour autant pleinement l'adhésion. Reste tout de même un impressionnant tour de force, et une qualité de fabrication qui force le respect. Sans doute aussi grâce aux arguments marketings de Dreamworks, qui fait comme toujours appel à des doubleurs de prestige (Depardieu, Lemercier, Balasko pour la VF), le film connaîtra un immense succès, prolongeant ainsi pour quelques années le partenariat entre les deux studios et imposant auprès du grand-public un nouveau label.




Wallace & Gromit : the curse of the were-rabbit (Le Mystère du lapin-garou), Nick Park & Steve Box, 2005
Gromit, mon héros ! Gags, personnages, lapins (Jeannot / Hutch rules !), j'en avais la mâchoire crispée à force de conserver un sourire réjoui tout du long. Le scénario est brillant avec son jeu de fausses pistes qui fonctionnent et ces références cinématographiques qui s'enchaînent comme des dominos-cascade (Frankenstein, Quasimodo, King Kong, La Belle et la Bête, et j'en oublie).

Produisant toujours dans les locaux du studio à Bristol, Park ne renie rien de la spécificité so british de sa création, appuyant au contraire avec un malin plaisir les travers et qualités de ses compatriotes. Techniquement, c'est renversant. L'animation est non seulement fluide et expressive mais les prises de vues sont encore plus audacieuses qu'auparavant, avec des mouvements de caméra et des jeux de lumière d'autant plus remarquables quand on se dit que tout ça a été capturé en stop-motion. La poursuite souterraine en voiture, et le final sont des morceaux éblouissants, tant sur le plan du rythme que de l'inventivité. Confiée aux poulains de Hans Zimmer, la musique fait également des merveilles, constamment employée avec ironie.




Arthur Christmas (Mission : Noël), Sarah Smith, 2011
Ne vous fiez pas à ce visuel peu engageant. Dans la catégorie finalement pas si fournie des films sur le Père Noël, ce fut une bonne pioche. Ça reste certes destiné à un jeune public, mais je l'ai réellement apprécié sans non plus me forcer à retomber en enfance. Après un Souris city où Aardman tentait la 3D et qui ne rencontra pas son public, le studio anglais cesse son partenariat avec Dreamworks, et c'est désormais en coproduction avec Sony que l'aventure se poursuit, ici encore en images de synthèse. J'ai découvert le film dans sa VF (correcte), et c'est donc au générique final — sur fond d'une immonde reprise de Santa claus is coming to town — que j'ai constaté la présence d'un gros casting très british qui pourrait justifier de le revoir en VO : James McAvoy, Hugh Laurie, Bill Nighy, Michael Palin et Jim Broadbent.

Le film est une course la montre puisque se déroulant les toutes dernières heures de la nuit de Noël, avec ce que cela suppose de tension et d'accélérations, mais sans pour autant sacrifier à son discours. On va en effet assister à l'opposition entre deux façons de répondre aux questions pratiques liées au boulot du père Noël, l'une ultra-industrialisée et bluffante d'efficacité (a priori), l'autre à l'ancienne, avec ce que cela implique de nostalgie. Cette opposition est illustrée avec beaucoup de drôlerie et d'inventivité, on retrouve là-dessus les délires du studio qui mit si brillamment en scène les folles inventions de Wallace & Gromit (les amateurs y repéreront quelques amusants clins d'œil).

Les gags ne cèdent jamais non plus à la satire facile, au cynisme ou au second degré. Même le traitement des elfes est marrant, alors qu'il aurait été si facile d'en faire ce que la plupart des studios font dès lors qu'ils ont à utiliser ce genre de petits personnages rigolos et mignons démultipliés à l'écran. Et puis il y a de la poésie, le film faisant le choix plutôt bienvenu de ne pas avoir de vrai méchant, et de donner aux différents membres de la famille Noël autant de qualités (courage, générosité) que de défauts (paresse, jalousie, rancœur). Le tout n'oubliant évidemment pas de jouer la carte du merveilleux, notamment lors des scènes de vol, qui bénéficient d'une partition pour une fois vraiment inspirée et particulièrement dynamique d'Harry Gregson-Williams.

20 décembre 2018

Le Cinéma de Dario Argento IV. 2005-2006

Jenifer, 2005
Continuant bon gré mal gré à tourner, malgré des sorties de plus en plus confidentielles et une quasi-disparition du cinéma fantastique italien, Dario Argento se voit offrir en ce début de 21e siècle une nouvelle opportunité. Conçue par Mick Garris pour la chaîne câblée Showtime, l'anthologie Masters of horror proposait de confier la réalisation de chaque épisode à de grands noms du fantastique que l'industrie avait un peu perdu de vue. Avec à l'affiche des cinéastes comme Joe Dante, John Carpenter, Tobe Hopper, John Landis ou Don Coscarelli, c'est peu de dire que la première saison fit un peu l'événement.

Si la plupart du temps, les résultats furent plutôt décevants, laissant l'impression d'un rendez-vous manqué, l'épisode signé Argento fait lui partie des grandes réussites. C'est un film extrêmement dérangeant, cru et violent, et c'est même assez surprenant qu'un projet pareil ait été produit par la télévision. Même si certains passages sont relativement prévisibles — la narration qui voit se succéder les victimes étant un peu répétitive — on reste assez fasciné par l'invention de ce personnage inédit qu'est Jenifer. Secondé par d'excellents interprètes, Argento se permet d'aller vraiment loin dans le côte attraction/répulsion, explorant certaines pulsions sans pudeur. Les effets de maquillage du studio KNB achevent de rendre l'expérience visuellement impressionnante. À la bande-son, Claudio Simonetti est de la partie et s'amuse entre autoréférence et accents hermanniens (violons stridents à la PsychoFort.




Pelts (J'aurai leur peau), 2006 
Mick Garris convie ses troupes pour une seconde saison, et la plupart des réalisateurs accepteront de rempiler. Manifestement à l'aise avec la permissivité de la série, Argento enfonce le clou. Au programme de Pelts, donc : du cul et du gore bien complaisants. Le spectacle est assez éprouvant, mais ce goût de l'excès et du grand-guignol est tel qu'il en deviendrait presque amusant, le film prenant alors des allures de comédie macabre, retrouvant en cela le ton des incontournables Contes de la crypte.

Dans son déroulement, il est vrai que le scénario se montre peu imaginatif et relativement moraliste, prenant bien garde de punir ses personnages par là où ils ont péché. Mais les scènes qui s'enchaînent sont plutôt réussies, parvenant à maintenir l'attention. Au casting, Meat Loaf et John Saxon (qui retrouve Argento 25 ans après Tenebre) donnent de leur personne. L'épisode bénéficie d'une belle photographie et s'achève sur un final bien taré.  Bien qu'imparfaits, ces deux contributions d'Argento comptent donc parmi les meilleurs sketchs de cette très inégale anthologie, pourtant prometteuse sur la papier. 



15 décembre 2018

Le Cinéma de F.F. Coppola I. 1963-1969

Dementia 13, 1963
C'est donc sous la houlette d'American international pictures et du mercenaire de la pellicule Roger Corman que Coppola fait ses débuts derrière la caméra. En véritable parrain, il traçait ainsi un sillon que suivraient bientôt d'autres futurs grands comme Bogdanovich et Scorsese, puis dans un second temps les Joe Dante, Ron Howard, Jonathan Demme et autres Paul Bartel qui tous purent bénéficier de la confiance du réalisateur-producteur pour démarrer leur carrière. Corman a cependant beau laisser une apparence de carte blanche, le jeune réalisateur doit se débrouiller avec un budget dérisoire, et répondre aux attentes de ce qui reste du pur cinéma d'exploitation.

Dementia 13 mélange ainsi dans son shaker un château irlandais, une malédiction familiale, deux blondes... et un tueur à la hache. On pensait avoir affaire à un film de fantôme, mais on se retrouve donc plutôt avec un slasher gothique sous influence Psycho. Si Coppola signe seul le scénario, le film fut contrôlé de près par Corman, qui fit même tourner une poignée de scènes additionnelles par Jack Hill et Monte Hellman. D'où le peu de personnalité du résultat, pas aidé par des dialogues qui ne s'affranchissent pas des clichés du genre, sans parler d'une musique péniblement envahissante. Émergent néanmoins une atmosphère étouffante, malgré une certaine complaisance dans le bizarre, de vrais moments d'angoisse via quelques scènes choc, et surtout l'interprétation exubérante de Patrick Magee qui dès lors qu'il entre en scène finit par faire de l'ombre aux acteurs censés être les personnages principaux.




Finian's rainbow (La Vallée du bonheur), 1968
Après avoir participé au scénario de Paris brûle-t-il et signé son deuxième long-métrage You're a big boy now, Coppola est entré dans la Cour des grands, se voyant confier les rênes d'une comédie musicale par Jack Warner en personne. Alors que ce qu'on n'appelle pas encore le Nouvel Hollywood est sur le point de bouleverser le studio-system, il est assez amusant de voir Coppola œuvrer sur un genre qui fut autrefois roi dans l'industrie mais qui à cette date agonise. De My fair lady à Darling Lili, ses derniers feux prennent la forme de gros barnums à la durée fleuve, tournés en scope Technicolor et destinés à faire l'événement lors de soirées Roadshow. Finian's rainbow se targue en plus de mettre à l'affiche star d'hier et vedette en vogue. 

Pour son dernier musical, Fred Astaire est impeccable, et c'est un délice de guetter son moindre jeu de jambes. Petula Clarke est pour sa part charmante dans un rôle qui n'échappe pourtant pas à la niaiserie. Dans la peau d'un improbable farfadet, Tommy Steele est vraiment marrant. La mise en scène fait preuve d'un bel élan, fait de mouvements sophistiqués, de plans à la grue ou à l'hélico, s'efforçant d'exploiter au maximum ses extérieurs, quitte à ce que le retour au studio contraste brutalement par son esthétique plus artificielle. Coppola tente également de moderniser l'adaptation de ce show créé à Broadway en 1947, faisant entrer au chausse-pied quelques résonances avec les troubles sociaux de cette Amérique des sixties. Ça aboutit à un récit un peu hybride, fable trop gentillette contre le racisme d'un côté, ode aux joies du libéralisme de l'autre (le final où tout le monde se réjouit de devenir riche). Et longuet.




The Rain people (Gens de la pluie), 1969
C'est sur le tournage du précédent film que Coppola fait la rencontre de George Lucas. En quête de contrôle artistique, les deux hommes s'associent pour fonder American zoetrope, réunissant pour un temps de jeunes cinéastes et techniciens (Walter Murch, Matthew Robbins, John Milius). The Rain people sera leur premier long-métrage, bientôt suivi de THX-1138Coppola mise sur une production modeste, tournée au bord des routes, sans glamour. C'est une chronique typique de cette époque désenchantée, qui annonce le cinéma de Dennis Hopper (Easy rider), Bob Rafelson (Five easy pieces) et Barbara Loden (Wanda), tous proposant de beaux portraits d'êtres à la dérive.

Première collaboration de Coppola avec Robert Duvall, le film offre aussi à James Caan l'un de ses plus beaux rôles. Quels personnages, quelle conduite du récit, quel regard ! Le film est remarquable pour son humanité et son économie narrative. Road-movie pudique et sincère, The Rain People est certainement l'une des œuvres les plus fragiles et touchantes de Coppola. A noter que c'est à la suite de son douloureux échec que le cinéaste acceptera de réaliser The Godfather, premier épisode d'une longue série faite de compromissions et de coups de génie.


DOSSIER FRANCIS FORD COPPOLA :

12 décembre 2018

Le Cinéma de Dario Argento III. 1990-2001

The Black cat (Le Chat noir), 1990
Il s'agit du moyen-métrage conçu pour le diptyque Two evil eyes (Deux yeux maléfiques), inspiré d'Edgar Allan Poe. Parce que confiée à de grands noms du genre fantastique, ce type d'anthologie de sketchs horrifiques dans l'esprit des Contes de la crypte est souvent prometteuse sur le papier mais emporte rarement la pleine adhésion. Creepshow, La 4e dimension et autres Body bags ont inévitablement leurs moments creux. Dans le cas de ce Two evil eyesle segment signé George Romero ne compte ainsi pas parmi les réussites du réalisateur de Zombie. C'est un pantouflard film d'adultère à la facture assez pauvre, où l'on sent le réalisateur pas très à l'aise avec son matériau comme avec son décor d'intérieur bourgeois. Placé en seconde position, celui d'Argento est par contre un véritable sommet de terreur qui m'avait énormément impressionné.

Le Chat noir avait précédemment déjà été adapté avec beaucoup de liberté par Richard Oswald (1932), Edgar G. Ulmer (1934), Roger Corman (1962), Sergio Martino (1972) ou encore Lucio Fulci (1981). Argento en propose une approche contemporaine étonnante par sa cruauté, sa violence et sa noirceur. En photographe sans scrupules et obsédé par la mort (un peu comme le Jude Law de Road to perdition), Harvey Keitel y est absolument fabuleux. Ses relations tourmentées avec sa femme sont dépeintes sans concessions. C'est vraiment brutal, viscéral, et les personnages du sketch de Romero apparaissent d'autant plus insipides en comparaison. Jouant adroitement la carte du réalisme le plus cru, Argento impose des visions particulièrement dérangeantes — le meurtre du chat ne quittera jamais mon esprit — et gère avec une grande maîtrise le rythme de son récit, jusqu'à son glaçant dénouement. Au point que j'en viens à considèrer ce moyen-métrage comme un de ses meilleurs films, une de ses œuvres les plus achevées.





La Sindrome di Stendhal (Le Syndrome de Stendhal), 1996
La scène de malaise au musée qui donne son titre au film m'avait marqué et reste sans doute le passage le plus réussi. Je reste néanmoins à l'arrivée sur une impression générale plutôt négative, pour finir par considérer ce Syndrome de Stendhal comme un mauvais giallo. Un film plus tordu que véritablement vertigineux, multipliant tellement abusivement les coups de théâtre dans sa seconde partie, qu'il en devient involontairement comique. Construit comme un whodunnit, le spectacle est particulièrement violent, accompagné par un très beau score de Morricone qui n'avait plus travaillé pour Argento depuis Quatre mouche de velours gris en 1971, et joue une nouvelle fois brillamment sur le décalage. 

Sans doute mériterait-il que je le revois à l'occasion. J'ai appris à accepter que les films d'Argento ne soient jamais réussis à 100%, qu'ils aient toujours à un moment où à un autre des dérapages insensés qui déstabilisent. À l'image de ce plan douteux — au sens de gratuit et pas très sérieux — du médicament qu'on suit jusqu'à l'intérieur de la gorge d'Asia Argento, et qui m'évoque un plan tout aussi improbable dans le formidable Knock Off de Tsui Hark, où la caméra plonge jusque dans la basket de Jean-Claude Van Damme avant que sa semelle ne se décolle.




Non ho sonno (Le Sang des innocents), 2001 
Un giallo assez soigné, mais n'échappant pas à ce qui semble décidément être une des lois du genre : le peu d'efforts d'Argento et de son coscénariste Franco Ferrini pour assurer la cohérence de leur intrigue, plus préoccupés qu'ils sont par l'inventivité et la cruauté des meurtres que par la façon crédible d'y amener leurs personnages. Ce qui ne favorisera pas l'empathie du spectateur pour les victimes, ni son intérêt pour un polar qui multiplie laborieusement les pistes en espérant mieux dissimuler le plan forcément machiavélique du tueur.

Malgré ça (ou grâce à ça), et c'est tout de même le principal, le film réussit à divertir. Argento s'amuse avec les motifs de son propre cinéma (les figures animales, une scène à l'opéra) et découvre de nouvelles possibilités de gore avec ses poupées de cire. Max Von Sydow a la classe, la musique de Claudio Simonetti a de beaux moments, et les personnages d'apprentis détectives promènent comme souvent chez le cinéaste une décontraction communicative malgré les horreurs que les amène à traverser leur enquête. Bref, une intrigue menée sans trop de sérieux pour quelques moments brillants.


DOSSIER DARIO ARGENTO :

9 décembre 2018

Le Cinéma de Jean Renoir III. 1953-1962

Le Carrosse d'or, 1953
Fièrement présenté comme la première superproduction française en Technicolor. Il m'aura cependant fallu plus d'une vision pour vraiment apprécier la richesse thématique et visuelle de ce film éblouissant. La mise en scène est loin d'être plate, Renoir poussant même assez loin son goût pour la mise en abîme (tant dans la forme que dans le fond), parfaitement à son aise lorsqu'il s'agit de mélanger non seulement la vie dans le théâtre, mais aussi le théâtre dans le théâtre. Sa maîtrise du sujet et de l'espace filmique impose le respect.

François Truffaut, particulièrement ébloui par ce film pourtant si éloigné des canons et inspirations de la Nouvelle vague, voyait en Renoir un père spirituel, y retrouvant sans doute son idéal secret pour le romanesque. Le Carrosse d'or peut également s'apprécier comme un hommage à la gloire de la Magnani, ici réellement impériale et véritable pivot du récit. Je n'en ferai pas mon Renoir préféré, mais c'est assurément un film qui se bonifie au fil des revoyures (décidément une constante chez le cinéaste).




Le Testament du Docteur Cordelier, 1959
Une adaptation de L'Étrange cas du Dr. Jeckyll et de Mr. Hyde de Stevenson pas franchement mémorable. On n'attendait pas vraiment Renoir dans ce registre du cinéma de genre, lui qui s'est toujours tenu bien loin du fantastique poétique de Cocteau, René Clair et autres Franju. Il dut sans doute voir dans ce sujet l'occasion d'une nouvelle expérience mais le résultat ne respire pas vraiment le goût de l'audace.

Pensé pour le cinéma mais avec les moyens de la télévision, le film pêche par une esthétique sans éclat. La réalisation est assez terne, donnant l'impression que la caméra se tient trop souvent loin de l'action, ne parvenant jamais à transcender l'impression d'artificialité d'un décor de studio. Dans le rôle titre, Jean-Louis Barrault  — qui n'avait encore jamais tourné sous la direction du Patron — fait preuve d'un bel abattage mais cela ne suffit pas pour convaincre. Une curiosité, comme on dit parfois avec condescendance.




Le Caporal épinglé, 1962 
Dernier long-métrage de cinéma de Renoir, d'après le roman de Jacques Perret. Après La Grande illusion, retour au film de prisonniers de guerre. Sauf qu'ici nous sommes en 1940, et que la société a changé. Sans jamais tomber dans la redite, Renoir ménage des ruptures de ton aussi réjouissantes que glaçantes. Car on rit beaucoup devant ce film, avant que soudain le rire ne s'étrangle dans la gorge. Rien à voir avec les comédies de bidasses qui inonderont les écrans dans la décennie suivante, en France comme en Italie. Le ton est souvent picaresque, avec ces tentatives d'évasions qui ne cessent de rater. Des séquences entières fonctionnent sans dialogues, semblant sortir tout droit d'un burlesque début de siècle. 

En pieds nickelés du régiment, Jean-Pierre Cassel, Claude Brasseur et Claude Rich campent des personnages solides, tantôt braves, tantôt misérables. Leur interprétation comme leurs répliques, aussi brillantes les unes que les autres, sont incroyablement chargées d'humanité. Les Allemands sont traités sans grossier manichéisme. On nous montre même un paysan français qui explique très bien les raisons qu'il a de travailler en Allemagne (esclave ici ou ailleurs, quelle différence ?).

C'est une magnifique ode à l'amitié que chante Renoir, sans jamais verser dans la facilité, car le drame n'est jamais loin. Le sentiment de liberté, l'horreur de la mort, le besoin de croire en quelque chose de meilleur, la lucidité quant à ce qui nous attend ou pas derrière les barbelés, toutes ces émotions sont intelligemment rendues en autant de scènes franchement anthologiques, de l'ultime tentative d'évasion de Claude Rich au bouleversant final sur un pont de Paris. Le noir et blanc de Georges Leclerc est superbe, plein des nuances du paysage ou des uniformes. Bref, non seulement je ne le considère pas comme un film mineur, mais j'en ferais même un de mes préférés du cinéaste.

6 décembre 2018

Le Cinéma musical de Brian De Palma VIII. 2002-2006

Femme fatale, 2002
Bizarrement, c'est lorsqu'il a enfin les mains libres, affranchi de l'écrasante tutelle des studios, que De Palma peine à convaincre. À l'époque de sa sortie, il était de bon ton de se gausser de cette production franco-suisse, qu'on pouvait sans trop d'hésitation mettre dans le panier des films ratés du cinéaste. Si je persiste aujourd'hui à le considérer comme une œuvre dispensable, force m'est de reconnaître qu'au vu des titres qui ont suivi, ce Femme fatale apparaîtrait presque comme une réussite. De Palma y est certes en totale roue libre, absolument pas gêné par la foule d'incohérences d'un scénario qu'il signe seul. Il cède à nouveau à la tendance mauvais goût qui donnait son cachet à ses Pulsions et autres Body doubleMême l'interprétation est déficiente. Et pourtant, malgré ses aberrations, le spectacle vaut le coup d'œil.

Preuve d'un inexplicable charme, c'est un film que je me plais à revoir, qui procure une jubilation certes totalement inconséquente mais néanmoins efficace. Le plaisir pris repose autant sur le caractère ludique d'une mise en scène qui ose tout, que sur la plastique de Rebecca Romijn-Stamos, qui tient complètement le film sur ses épaules (ça restera d'ailleurs son seul rôle en tête d'affiche). Visuellement Femme fatale souffle le chaud et le froid. La photographie de Thierry Arbogast s'applique à révéler le caractère fantastique de Paris, et tout le film invite à être considéré comme un rêve éveillé, mieux un délire où règne le sentiment du déjà vu. Toutes proportions gardées, c'est un peu le Lost Highway de De Palma. Pour la bande son, le cinéaste prolonge après Snake eyes son heureuse association avec Ryuichi Sakamoto. Le compositeur japonais signe une élégante partition sous le signe des influences conjuguées de Ravel et Satie :





The Black dahlia (Le Dahlia noir), 2006
En apparence, The Black dahlia se présente comme un gros polar en costume, avec reconstitution fastueuse des rues de Los Angeles et des villas hollywoodiennes de la fin des années 40. La photographie du grand Vilmos Zsigmond est du meilleur tonneau. De Palma s'efforce de capturer au mieux l'atmosphère poisseuse du roman de James Ellroy et de peindre fidèlement le triangle amoureux qui en est le cœur. Par son cadre comme son intrigue, le film pourrait raisonnablement prétendre s'inscrire dans la filiation d'un Chinatown ou d'un L.A. Confidential.

Mais le résultat est désespérément plat, malgré la participation d'acteurs brillants (Aaron Eckhart, Hilary Swank et Scarlett Johansson). Le roman parvenait à captiver par la richesse de son étude de caractères, quitte à nous détourner de l'enquête proprement dite. Ici, durée de long-métrage oblige, dès que De Palma se voit contraint de revenir à l'élucidation du mystère, ça devient lourd. En étant indulgent, on retiendra cette scène de mort très stylisée dans un escalier, seul moment où l'intérêt du spectateur s'éveille un tant soit peu et qui renvoie aux belles heures de De Palma (d'autant plus qu'on y retrouve le vieil ami William Finley). Belles heures qui semblent de plus en plus lointaines. Pour la musique du film, le réalisateur fait pour la première fois appel à Mark Isham, et le compositeur-trompettiste se montre ici parfaitement à l'aise dans le registre du film noir. Il livre un très beau score qui va au-delà de la simple et attendue inspiration jazz cool, apportant une classe bienvenue à un film vraiment peu attachant :


5 décembre 2018

Le Cinéma de Jean Renoir II. 1937-1939

La Grande illusion, 1937
Un film de guerre sans batailles et pourtant plein de scènes cinématographiquement intenses. Des acteurs magnifiques — avec au sommet le trio Gabin / Fresnay / Von Stroheim — et des dialogues touchés par la grâce, loin de tout manichéisme. En offrant à Von Stroheim ce rôle mémorable et plein de génuflexions du commandant Von Rauffenstein, Renoir témoignait en quelque sorte sa reconnaissance au réalisateur qui l'avait fascinéLa bande des prisonniers est une savoureuse brochette composée des fidèles Carette, Dalio et Gaston Modot, réjouissant le spectateur de leurs bons mots, l'émouvant de leurs espoirs. Le film est d'autant plus admirable qu'il était assez audacieux pour l'époque, osant courageusement évoquer en pleine entre-deux guerres l'idée d'une possible amitié franco-allemande, quand bien même la réalité de la guerre rattrapera tout le monde, faisant voler en éclat cette illusion.

Comme de nombreux Renoir, c'est un film qui révèle de nouvelles richesses à chaque visionnage. Le cinéaste montre bien que la guerre laisse certaines choses intactes comme la notion de classe — même dans des camps opposés Von Stroheim et Fresnay se comprennent — mais peut aussi faire évoluer ces rapports — Fresnay et Gabin sympathiseront. Le monde serait-il en train de changer ? Entre sens du devoir et patriotisme, quelle est la place de l'honneur ? Au milieu de tout ça, Renoir parvient à mélanger l'humour au drame avec un brio qui me bouleverse tellement je trouve ça beau (superbe scène du spectacle de travesti). Preuve de sa grandeur, tous les films de camps de prisonniers qui lui feront suite ne feront qu'en reprendre les principaux motifs : Stalag 17, Le Pont de la rivière Kwaï, La Grande évasion... jusqu'au Caporal épinglé.




La Règle du jeu, 1939 
L'un de mes films fétiches, avec lequel j'entretiens un rapport très personnel (et passionnel), parce qu'il parle de spectacle, de la société de son temps, et parce qu'il offre des numéros d'acteurs délicieux (Carette, Dalio, Modot, encore eux, mais aussi Renoir himself). Je pense que c'est de là que vient mon goût pour ce qu'on appelle le film choral, genre qui ne compte pas tant de réussites (parmi celles-ci, je citerai Mikhalkov et son merveilleux Partition inachevée pour piano mécanique). Soit ces récits collectifs où toute une troupe est donnée à observer dans un contexte précis, avec une unité de temps et de lieu qui permettra aux masques de tomber, aux rancœurs et regrets de surgir. 

Avec une intelligence qui me laisse pantois à chaque visionnage, Renoir transposait là Les Caprices de Marianne de Musset. Et tout est justement ici question de théâtre, de représentation et de la façon dont on est capable de s'affranchir des règles sociales. Et si l'on enlève tout l'apparat de châtelain, je trouve que ce qui se joue ici reste parfaitement contemporain, universel. Connaissant ce film presque par cœur, je me délecte de la moindre subtilité du jeu des acteurs, leur phrasé comme leur gestuelle. Dalio et Carette sont tout simplement géniaux, parvenant à exprimer une complicité qui finit par devenir très touchante, où les classes sociales se mêlent pour exprimer le même désordre des passions. Et ce n'est pas un hasard si Renoir s'attribue le rôle d'Octave, cet entremetteur bouffon qui se rêvait chef d'orchestre, à l'ombre de son père, et finira en costume d'ours. Par l'assurance qu'il met dans son jeu, par la profonde humanité qui se dégage de lui, Octave parvient à me toucher profondément. Sa larme à l'oeil qu'on surprend après qu'il ait finalement "rendu" Christine à Jurieu me déchire toujours le coeur.

Le réalisateur orchestre son film comme une véritable symphonie, avec différents mouvements plus ou moins rythmés. L'hystérie qui va saisir le château lors de l'ultime soirée est évidemment un des grands moments du film, avec une gestion de l'espace et des déplacements des personnages totalement virtuose, sur un rythme de folie qui emporte tout sur son passage. Du sous-sol où règnent les domestiques aux chambres à l'étage où se trament des complots, une sarabande se joue, faisant voler en éclat les conventions. Derrière le jeu de masques et de dupes, Renoir révèle toute l'hypocrisie d'une société avec autant de rage que de malice. Je reste confondu devant la richesse de cette œuvre fabuleuse.

29 novembre 2018

Deux films de Bernardo Bertolucci

The Sheltering sky (Un thé au Sahara), 1990 
Aaah... les yeux de Debra Winger, ces paysages du Maroc magnifiés par la photo de Vittorio Storaro, ses images au charme étrange, et ces dialogues à la poésie déchirante. Aaah... le thème somptueux et poignant de Ryuichi Sakamoto, dans un style très proche de ce qu'on entendra sur Little Buddha du même Bertolucci ou sur le Snake eyes de Brian De PalmaPar son rythme faussement indolent, c'est un film qui transporte et impose son caractère de fascination très vite. Un fabuleux voyage sur le couple et le désœuvrement, où l'être se détache progressivement de sa condition antérieure et accepte de se perdre dans le mystère de l'inconnu, ici le désert et ses habitants. Un film-songe qui invite à s'abandonner comme le font ses personnages à cette espèce de force mystique, et que je suis pas loin de trouver parfait dans le genre.

Si les thèmes abordés par le film sont aussi puissants, ils le doivent évidemment au roman éponyme de Paul Bowles, ici très intelligemment transposé. Je ne peux qu'en recommander la lecture tant je considère ce texte comme un véritable chef-d'œuvre. Une œuvre étrange et chargée de mysticisme, qui fut pour moi une lecture très marquante. De Bowles, j'adore aussi ses nouvelles réunies dans le recueil intitulé Le Scorpion, contes à la poésie assez cruelle prenant place dans différents endroits de la planète.




Little buddha, 1993
Bertolucci conclut sa trilogie world entamée avec l'impeccable The Last Emperor en 1987. Il reviendra ensuite à l'Italie de sa jeunesse et à des films beaucoup plus intimistes (Beauté volée, Innocents). Dédié à Francis BouyguesLittle Buddah sera également la dernière production de CiBy2000, studio qui a marqué le cinéma d'auteur des 90's, permettant à Almodovar, Lynch, ou Kusturica de tourner leurs meilleurs films. Avant que Scorsese (Kundun) ou Jean-Jacques Annaud (Sept ans au Tibet) s'y intéressent à leur tour, Bertolucci voyait dans ce film l'occasion d'amener le public occidental à la rencontre de la spiritualité bouddhiste. Au premier visionnage, on reste sur l'impression d'un récit se déroulant sans trop de surprise, histoire limpide et évidente reposant sur une opposition facile entre d'une part le monde désincarné et matérialiste de l'Occident (photo glacée), et d'autre part la chaleur humaine et le sens des valeurs des moines tibétains.

Les acteurs américains (Bridget Fonda et Chris Isaak) se montrent cependant au diapason, et font passer ce qu'il faut de subtilité dans le regard porté à cette culture étrangère. À la revoyure, je dois avouer avoir cédé à l'envoûtement, et pas seulement lorsque le réalisateur raconte la vie de Siddhartha, incarné par un inattendu Keanu Reeves. Là, bien sûr c'est un ravissement visuel, entre le luxe des décors, la flamboyance des couleurs, et des effets visuels qui convient tout l'art de l'illusion cinématographique (maquillages, animatronics, effets optiques). Soit toute une esthétique volontairement artificielle qui assume la dimension livre d'images que souhaite partager Bertolucci avec ses spectateurs. Et là encore, lorsqu'intervient la musique sublime de Sakamoto, c'est l'extase, et je reste même sur le souvenir d'un final fort émouvant.