29 juin 2015

Le Jukebox du lundi : Sonic youth

Que je parle de littérature, de cinéma, d'art ou de musique, je ne peux construire mes critiques qu'en y mettant un peu de ma personne. Je ne partage évidemment que ce qui me touche, et cela implique souvent que j'en vienne à raconter un peu ma petite vie. Si j'évoque aujourd'hui Sonic youth, c'est donc aussi parce que ça a été un groupe fondamental dans mon parcours musical, quand ado j'ai commencé à basculer du hard rock au rock dit indépendant (et c'est le punk qui servit de trait d'union). La musique du quatuor newyorkais m'a ainsi longtemps accompagné, devenant même l'influence primordiale de mon rock band du lycée (on s'était alors baptisé Screaming Skull du nom d'un de leurs morceaux). Je vénérais la liberté de leurs improvisations et leur furie bruitiste. Je savourais le jeu subtil du batteur Steve Shelley — un modèle pour moi — de même que les compositions précieuses et brillantes de Lee Ranaldo, le chant fragile (pour ne pas dire faux) de Kim Gordon. Je les ai vu deux fois en live au Zénith de Paris (accompagnés une première fois de Beck en solo, puis des Dinosaur Jr reformés). On peut en plus avoir avec à eux une première approche de l'art contemporain grâce à leurs pochettes signées Gerhard Richter, Raymond Petibon, Mike Kelley, ou William Burroughs


Sonic youth (1982)
Ce tout premier E.P. qui fut à sa sortie totalement confidentiel, contient un titre qui fut une vraie claque pour moi : I dreamed I dream incarne encore aujourd'hui le type de morceau qui me fait vibrer. Sobre, évolutif et finalement trippant. Le genre de composition que j'avais envie de jouer. Et c'est une vraie chanson, où voix, paroles et musique fusionnent idéalement et véhiculent sens et émotion. 




Confusion is sex (1983)
Intéressant à titre documentaire, ce disque reste fondateur tant l'esthétique du groupe est déjà là, ce goût de l'expérimentation si peu grand public, bien aidé il faut le reconnaître par  une production artisanale qui peut le rendre pénible à l'écoute (tout comme les enregistrements live de cette première décennie).

Bad moon rising (1985)
Une ambiance très forte de no future, soit un disque très punk, assez agressif, surtout mémorable grâce à la participation enfiévrée de Lydia Lunch sur l'excellent Death valley '69.

EVOL (1986)
C'est avec cet enregistrement que Steve Shelley arrive sur le siège du batteur et on sent musicalement qu'on est passé à la vitesse supérieure : les mélodies sont plus présentes et mieux agencées.

Sister (1987)
Progressant à chaque disque, à la fois sur le plan de la composition et de l'interprétation, le groupe livre ici de pures pépites, au sein d'un disque ambitieux et bien rempli. Le titre Schizophrenia représente vraiment un jalon, où les recherches sonores dépassent la simple volonté bruitiste et finissent par enfin faire pleinement partie de la mélodie, créant un son inimitable. Thurston Moore prenant alors l'habitude de jouer avec des guitares préparées, chaque instrument devenant indissociable de tel ou tel titre.




Daydream nation (1988)
C'est avec ce double album que j'ai découvert Sonic youth, et je me souviens encore de ma première écoute comme d'une claque magistrale. Dès les premières notes de Teen age riot on est conquis par ce son très particulier, cette réverbération assez emblématique. Je devinais une démarche à la fois pleine de liberté dans son expression et en même temps habitée par une énergie foncièrement rock qui m'a instantanément parlé. C'était exactement ce que j'avais secrètement désiré entendre à cette époque. Richesse inépuisable, folie des morceaux. Tout est bon, mais mention spéciale pour Silver rocket, 'Cross the breeze (mon préféré tous disques confondus) et Trilogy.




Goo (1990)
Ce disque fut longtemps décrié parce qu'il représentait la première grosse signature de Sonic youth pour une major (Geffen), et qu'il peut sembler musicalement moins aventureux.  Le groupe recevait en fait là une consécration méritée, à une époque où le rock indé devenait soudain bankable et où Nirvana, Pearl jam ou Alice in chains régnaient sur MTV tout en reconnaissant leur tribut au groupe de Kim Gordon. Pourtant cette rigueur inédite, loin d'être un reniement, apporte une redoutable efficacité à des morceaux qui ne sont pop que dans leur construction (Dirty boots, Tunic, Disapearer). Et c'est un disque qui devint vite attachant.

Dirty (1992)
Nouvelle superproduction de très haute tenue, énorme son (Butch Vig aux manettes), tubes imparables (100 %, Shoot, Sugar Kane, Orange rolls angel's spit) avec d'excellents titres sur la fin, qui plus est un peu moins consensuels. Sans doute leur disque le plus accessible, tout étant relatif.

Experimental jet set, trash & no star (1994)
Après deux disques qui risquaient de les amener à davantage de concessions, SY décide de se laisser agréablement aller à moins de contrôle, et à affirmer son irréductibilité aux standards. Morceaux d'apparence modeste, moins épiques dans leur durée, trahissant une naissance dans l'improvisation, mais qui me touchent beaucoup (Screaming skull, Androgynous mind, Doctor's orders). Un disque qu'on pourrait qualifier à l'arrivée de rafraîchissant.




Washing machine (1995)
Becuz, Unwind, No queen blues, The Diamond sea... Un paquet de titres très différents les uns des autres, tantôt vraies chansons (voire berceuses), tantôt grosses prises de risques imprévisibles. Pas grand chose à en dire, du quasi-tout bon.

A thousand leaves (1998)
Très grand disque, riche, généreux, se permettant un tas d'expérimentations, explorant des tas de pistes avec bonheur. Le groupe est clairement là pour moi au sommet de ses moyens et propose sans doute son disque le plus équilibré, ne donnant toujours pas l'impression de reproduire une sempiternelle même formule. J'estime n'en avoir toujours pas fait le tour (c'est aussi la qualité de ce groupe que de pondre ainsi des albums qu'une seule dizaine d'écoutes ne suffit pas à épuiser).

NYC ghosts & flowers (2000) 
D'abord partenaire de concert, Jim O'Rourke rejoint le groupe qui entre alors dans une période où je me suis sans vraiment le vouloir un peu éloigné d'eux. NYC ghosts & flowers apparaît comme un album épuré, qui semble a priori en service minimum mais qui révèle de vraies beautés pour peu qu'on ait la patience de s'imposer plusieurs écoutes (Renegade princess).

Le groupe conserve dans les années suivantes un rythme de parution régulier. Je n'ai pas grand chose à défendre de Murray street (2002), ni de Sonic nurse (2004), même si ce dernier m'a davantage séduit. Les titres s'imposent moins, marquent moins. Et c'est au moment où je pensais être passé à autre chose, que la curiosité m'a poussé à écouter sur une borne d'écoute l'album Rather ripped (2006). Et le tout premier titre m'a instantanément enthousiasmé, le groupe donnant l'impression d'avoir retrouvé toute sa fougue, son envie et sa fraîcheur. 





Le groupe a encore produit un autre album en 2009, The Eternal, mais là encore, sans vraiment le vouloir, je n'ai pas vraiment éprouvé de curiosité, préférant finalement me rabattre sur des disques et des morceaux qui sont comme autant de rappels de ma propre "jeunesse sonique". Je citerai encore leurs expérimentations sur le label SYRecords qui me laissent quand même de marbre, tout comme leur bande originale pour le film Made in USA pas vraiment faite pour une écoute isolée. J'aime par contre beaucoup leur reprise de MadonnaInto the groove(y), enregistrée en 1988 sous le nom de Ciccone youth pour le Whitey album.

22 juin 2015

Le Jukebox du lundi : Godspeed you black emperor !


Godspeed You Black Emperor ! est un groupe basé à Montréal, en activité depuis 1994. S’inscrivant dans une formule familière guitare/basse/batterie, leur musique s’est dès le début portée vers une esthétique de la marge, gagnant avec le temps une rigueur et une éthique à toute épreuve. Leurs compositions reposent sur une base simple : la guitare joue seule et lentement le thème mélodique en introduction. Les autres instruments la rejoignent par couches successives jusqu’à l’arrivée de la batterie, puis le rythme s’accélère vers une envolée à haute teneur en décibels. Soit une structure typique du pop-rock. Sauf qu’ici les morceaux sont instrumentaux et ne durent jamais moins de 10 minutes. Au-delà du choix de l’instrumental, une telle durée les rend irréductibles au format des radios. Ce qui les réserve à un public ouvert et sincère (élitiste, peut-être ?).



All lights fucked on the hairy amp drooling (1994)
Leur premier enregistrement autoproduit est une cassette tirée à 33 exemplaires. On y trouve déjà à l’œuvre une volonté anti-starsystem : titres à rallonge, pochette au graphisme artisanal et minimaliste parfois abscons qui empêche toute identification. La musique compte plus que ceux qui la font. C’est le seul aspect qui doit être pris en compte. Les musiciens prendront toujours garde de prolonger l’esprit qui anime leur démarche créative sur tous les aspects de leurs disques, le fond rejoignant la forme. Le groupe s’avère ici composé des seuls Efrim et Mauro. Sur tous les albums suivants, si les prénoms sont à la rigueur tolérés, il n’y a jamais de photos des auteurs. Côté musique, ce premier essai montre déjà leur intérêt pour les sons extra-musicaux. Leur marque de fabrique consistera en effet par la suite à mixer à leur matière musicale des enregistrements d’ambiances, des voix, des bruits, glanés et archivés par les différents membres au fil de leurs déplacements. La plupart du temps en anglais, il peut tout aussi bien s’agir de monologues d’acteurs, vagabonds, poètes de rue, prêcheurs, fanatiques, enfants. Des laissés-pour-compte, en rupture de ban, élevés par le groupe au rang de porte-paroles, délivrant leur message social ou politique à leur place. La parole est alors légitimée parce que hors du champ musical, prise sur le vif donc vraie. Dans cette mise en scène sonore, le mélange de fiction et de réalité crée un langage fascinant.



F#A# infinity (1997)
Avec ce premier vrai disque, dont le titre confirme ce refus de la lisibilité, le duo s’est élargit, est devenu bande. Une liste des membres nous est donnée sans que l’on sache qui joue quoi, sachant que les auteurs des dessins et photos qui illustrent les pochettes sont crédités sur le même plan que les musiciens. On peut s’en tenir au générique suivant : Aidan, Bruce, David, Moya, Mauro, Thierry, Norsola, Efrim, pour ce disque, auxquels s’ajouteront ensuite, Sophie (au violon) et Roger (à la guitare). On y entend des guitares, des basses (électrique et contrebasse), un ensemble à cordes (violons, violoncelle), des percussions (batterie, cloches, cymbales), des vents (cuivres, clarinettes) et autres boîtes à musique. D’abord sous forme de vinyle (500 copies numérotées), l’album est réédité en CD dans un boîtier plastique standard. Par la suite, les CD seront glissés dans des pochettes cartonnées imitant celles des 33 tours (format qu’ils n’ont jamais abandonné).

Le packaging de F#A# infinity, toujours aussi sobre et réalisé avec un soin maniaque, mélange le papier et le calque, d’étranges shémas mécaniques, des textes en russe, des découpages, collages, dessins, et photos de pylônes éléctriques, de bords d’autoroutes ou d’une locomotive renversée. Des informations plus précises font leur apparition, concernant l’état d’esprit qui a guidé les musiciens. Les notes de pochette tapées à la machine s’attardent sur la description de l’atmosphère qui a règné dans et autour du lieu d’enregistrement, un loft à Montréal baptisé Myghty Hotel 2 Tango, qui demeurera leur studio de mixage privilégié. Les conditions de production sont également racontées (de la location du 16-pistes analogique à la participation d’amis qui offrent leurs services — bandes magnétiques ou instruments). C’est une impression d’isolement et d’abandon urbain qui est mise en avant, dont ils tentent de tirer une poèsie profonde et lente. Leur musique met en scène des ambiances désolées, d’architectures et d’êtres abandonnés, parfaites pour un road-movie. Elle crée une atmosphère de fin du monde, où elle seule serait encore capable d’être comprise des hommes. Les bandes magnétiques enregistrées par le groupe témoigneraient d’avant la catastrophe. Dans une société occidentale en péril, ils tentent d’imaginer le son de notre futur, sans désespérer (s’il y a futur, il y a espoir). 

Le disque est composé de 3 longs morceaux instrumentaux (16, 17 et 30 minutes) aux tessitures riches, construits sur la répétition, sans démonstrativité. Un véritable effet de transe finit par naître de leur montée en puissance. Au bout de 10 minutes, un morceau a ainsi pu s’éloigner suffisamment de son point de départ pour être déjà dans un tout autre type de proposition. La base reste rock, mais la présence de cordes, de cuivres et d’extraits de voix, dans un contexte de longue durée, inspire désormais un rapprochement avec un style qu’on pourrait qualifier de post-rock progressif, dans une mouvance qui réunirait Slint, les Ecossais de Mogwai, les Islandais de Sigur Rós ou les Français Rien et Rroselicoeur (instrumentaux longs, mélodiques, anti-virtuoses).1 Affiliés un temps à ce courant, les Américains de Tortoise quant à eux révèlent devoir davantage au jazz.


Prouvant leur tentations avant-gardistes, les Québécois citent volontiers parmi leurs influences les musiciens répétitifs Tony Conrad et La Monte Young, l’instrumentiste Harry Partch, l’archiviste du son Harry Smith, les collages minimalistes de György Ligeti, et des groupes actuels comme AMM, Jackie O. Motherfucker ou Boxhead Ensemble. Leurs toutes premières prestations scéniques tenaient d’ailleurs plus de la performance que de la musique live : durant une demi-heure ils jouaient la même note sur leurs différents instruments. Progressivement, leur style et leur assurance prenant forme, chaque soir donnait lieu à des improvisations. Ils ont de même commencé très tôt à s’accompagner de projections vidéos et 16mm sous la forme de séquences en boucle, aussi abstraites que les photos qui illustrent leurs pochettes. Sans aucun jeu de lumière, les musiciens restent dans l’ombre jusqu’au bout.






Slow riot for new zero Kanada (1999)
Bien que le groupe n'ait jamais cherché la notoriété, c'est avec cet E.-P. qu'ils vont attirer l’attention de la critique, ce qui va leur assurer une intense tournée de deux ans. Deux longs morceaux sans titres (11 et 18 minutes) le composent, complexes, épiques, enchainés sans temps morts, vecteurs d’une émotion empreinte de mélancolie et de grâce. Totale liberté est laissée à l’auditeur pour y trouver matière à narration. On est ici dans une musique qui se fait planante, support à rêverie. Musique dans laquelle s’immerger, pas pour danser, qui demande temps et attention. L’ambiance y est cependant plus sombre, plus trouble que sur le précédent disque. Le groupe commence à vouloir davantage témoigner d’un monde dont les valeurs sont en chute libre. La pochette contient une citation biblique (Jérémie, IV, 23-27) où les paroles du prophète, appliquées à notre époque, résonnent étrangement : « J’ai regardé et voilà, le pays de jardins : un désert, et toutes ses villes : ruines. »2 De même, on trouve imprimée la recette du cocktail molotov, sans doute pour appeler à la lutte. Au milieu du second morceau, un repris de justice, enregistré dans une station service de Toronto, est amené à réciter le discours plein de haine contre la société qu’il avait déclamé devant son juge. Toutefois, dans cet esprit de contestation, GYBE! appelle davantage à la vigilance et à la solidarité qu’à une action nihiliste. Ils lisent des textes politiques avant chaque concert dans le but d’éveiller la conscience des spectateurs. Les notes de pochette sont toujours pleines d’espoir et d’utopie : « Constituons de paisibles armées d’amis, marchons sur leurs tours de verre... Relevons les cathédrales tombées et réalisons des plans impossibles... » On y retrouve souvent le symbole d’un marteau sur lequel est écrit “hope” (détruire pour construire).






Lift your skinny fists like antennas to heaven (2000)
L’album de la consécration. Distribué à la fois au Canada, en Australie et en Europe, ce double CD (et quadruple vinyle) révèle un groupe au sommet de ses moyens. Ce qui justifie l’inattendu succès public dont il a pu bénéficier grâce à d’élogieux articles dans la presse spécialisée qui n’avait rien entendu d’aussi neuf depuis longtemps (Inrockuptibles, NME, etc.). Les musiciens accordent leurs premières interviews, pratique à laquelle ils refusaient jusqu’alors de se soumettre.

Poétiquement dédiés à « tous les prisonniers du monde » et à « l’humidité des rues à l’aube », les quatre morceaux de plus de 20 minutes qui le composent atteignent une nouvelle ampleur. Les parties de cordes y deviennent symphoniques, souvent accompagnées de cuivres ronronnants. Les manipulations et collages de bandes magnétiques sont particulièrement bien intégrés à l’ensemble. On y entend entre autres un vieil homme regrettant l’époque où l’on pouvait dormir sur la plage de Coney Island et des comptines d’enfants avec l’accent québécois. La succession de moments de plénitude aérienne et de hargne lyrique gagne en richesse d’évocation. Lorsque tous les instruments sont en phase autour de la section rythmique, le mur de son mélodique qui en résulte n’est plus très loin de celui obtenu par Kevin Shields avec My Bloody Valentine. De brusques arrêts interviennent toujours pour relancer l’ensemble dans une nouvelle direction avec une grande fluidité. C’est sans doute à ce jour leur travail le plus réussi, à la fois subtil, intelligent et accessible, et dont l’écoute paraît inépuisable. Il faut dire que les membres de GYBE! prennent le terme L.-P. dans sa plus large acception. Leurs disques atteignent souvent la limite fatidique des 74 minutes.

Le succès de Lift your skinny fists..., en plus de permettre l’arrivée dans les bacs des productions antérieures de GYBE!, attire l’attention sur toute cette scène musicale de Montréal qui gravite autour d’eux (et de l’Hotel 2 Tango). Réunis depuis 1997 au sein du label Constellation, Franckie Sparo, Exhaust, Fly Pan Am, 1-Speed Bike, Do Make Say Think, Sackville ou l’étonnant duo violon/batterie Hangedup œuvrent dans le même esprit de post-rock indépendant et politisé. Ils se produisent régulièrement à La Casa Del Popolo, salle de concert de Montréal qui leur appartient. Parmi ces groupes, citons The Silver Mt. Zion Memorial Orchestra And Tra-la-la Band, ensemble formé dès 1999 par Efrim (piano, guitare, chant), Thierry (contrebasse) et Sophie (violon, chant) de GYBE!. Leur premier album se caractérise par un son paisible, très dépouillé, au contraire du titre : He has left us alone but shafts of light sometimes grace the corner of our rooms. Ainsi, chant et contrebasse seuls sont présents sur Movie (never made). La formation s’est considérablement étoffée pour leur seconde livraison, sans doute plus aboutie. Des cuivres les ont rejoints, la batterie se montre plus souvent. Le livret contient un long tract dénonçant dans un sursaut de désespoir rééllement touchant l’aliénation des individus dans la société de consommation, et appelant chacun à agir. Certes, la naïveté menace sans cesse ce genre d’utopies. Même si faire un disque est un acte vain dans pareille lutte, cette démarche ambitionne avant tout de susciter en nous un légitime désir de beauté pour un possible monde meilleur. Ainsi, The Silver Mt. Zion n’est pas la récréation de musiciens qui seraient fatigués de penser, ou lassés de jouer un rôle convenu. Ils prouvent que cette attitude politique n’est pas une pose marketing. Il ne peut donc y avoir d’alternative. Etonnamment productif, le collectif a maintenu le cap, tout en proposant à chaque nouvel album de passionnants renouvellements.






Yanqui U.X.O. (2002)
L’attente est grande lorsque, deux ans après Lift your skinny fists..., le nouvel album de GYBE!  sort, bénéficiant à nouveau d'une distribution internationale. Le disque est d’ailleurs enregistré à Chicago. Peut-être à cause du succès et de l’audience nouvellement gagnés, le propos politique du groupe semble passer au premier plan. “U.X.O.” signifie “UneXploded Ordnance”, terme qui recouvre les mines et toutes les bombes qui n’ont pas explosé et qui, enfouies nul ne sait plus où, menacent les civils dans des territoires déjà bien atteints par la guerre. “Yanqui” s’applique à « la police d’Etat internationale, à l’impérialisme post-colonial, et aux corporations oligarchiques multinationales » (comprendre USA).3 La face de la pochette est une image vidéo couleur (renvoyant ainsi plus à une réalité télévisée qu’aux lointaines actualités noir et blanc) d’obus larguées depuis les cieux. L’arrière est occupé par un schéma tracé de cette écriture manuscrite typiquement "godspeedienne", qui met en évidence les liens des fabricants de ces armes avec les quatre major companies de l’industrie du disque — AOL-Time Warner, BMG, Vivendi Universal et Sony — selon la logique de fusion-acquisition des grands trusts mondialistes. Le raccourci est saisissant qui mêle par exemple les labels Elektra et Rhino avec Warner Bros, General Motors et des missiles de croisière Tomahawk. Une nouvelle occasion leur est donnée de développer leur critique d’une culture aux mains de bourreaux capitalistes. GYBE! s’estimant inévitablement complice de ces ramifications croit encore possible d’y résister de l’intérieur, et avertit son public : « Bien que Godspeed soit coupable de tirer profit des détestables ventes en grandes surfaces, nous vous encourageons à éviter de donner de l’argent aux commerçants prédateurs et aux hypermarchés. » Le succès les embarrasse tout en leur permettant de donner plus d’audience à leurs idées. Cet engagement politique se poursuit de façon beaucoup plus évidente que sur les albums précédents avec le morceau d’ouverture : 09-15-00. Comme précisé sur la pochette, ce titre correspond au déclenchement de la deuxième intifada au Proche-Orient. C’est en effet le 15 septembre 2000, qu’Ariel Sharon se rendait avec l’armée israëlienne sur l’esplanade des mosquées de Al-Haram Ash-Sharif, acte reçu comme une provocation par le peuple palestinien.

Cette inscription dans une actualité brûlante, ce travail dans l’urgence, dans un sursaut de rage peut-être, ont sans doute pesé sur l’inspiration du groupe. Certes, sur le deuxième morceau au titre en cohérence avec ce qui précède, Rockets fall on rocket falls, l’orchestre s’ouvre aux sonorités des instruments à vent (cuivres divers, clarinettes). L’ensemble reste très primaire, la sophistication du mixage et de la composition n’est plus de mise. Et surtout il n’y a plus aucun extrait de voix. Les morceaux donnent l’impression d’avoir été enregistrés en live. Cette démarche ne pouvait être qu’en accord avec la présence au pupitre d’un grand nom du studio, Steve Albini, guitariste de Big Black, producteur de Nirvana, Pixies, Fugazi ou encore Palace, connu pour son refus d’un son trop maniéré. Le résultat aboutit à un album plus direct, brut, composé dans un esprit sinon de rupture tout au moins de surprise. Peut-être faut-il y voir une volonté de ne pas donner aux fans ce qu’ils attendent, de revenir à une source d’énergie plus primitive (= punk ?). Les musiciens de Godspeed You ! Black Emperor (le point d’exclamation s’est déplacé) ne sont pas des perfectionnistes. S’ils sont désormais rodés à l’improvisation, les sons propres ne les intéressent pas, ce dont témoigne leur recours aux bruits d’ambiance et aux extraits de voix enregistrés la plupart du temps en extérieur sur un magnétophone analogique. Parrallèlement, au moment où Yanqui U.X.O. semble abandonner le travail sur la matière sonore, ils se lancent dans un projet ambitieux qui accepte au contraire de laisser l’environnement sonore et spatial influencer directement leur jeu.






Sings reign rebuilder (2001)
En juillet 2000, les membres de GYBE! se réunissent en un collectif de 13 musiciens, tous issus de groupes de l’écurie Constellation. Ce “super-groupe”, baptisé Set Fire To Flames, naît d’une idée proche du happening. Sans aucun plan préconçu, cinq jours durant, dormant peu ou pas, diverses substances toxiques (légales ou pas) à disposition, ils s’isolent dans une vieille maison croûlante de Montréal, avec leurs instruments et le matériel d’enregistrement. « [Nous voulions] passer cinq jours entiers à enregistrer des sessions en tant que séries d’expérimentations, afin de nous perdre dans le son en même temps qu’il se produisait. » Le risque était grand d’aboutir avec une telle expérience à une pose artistique stérile, sans garantie de résultat. Ils se lancent dans l’aventure, nourris par l’envie de savoir si des improvisations dans de telles conditions peuvent être fertiles musicalement, comment les individualités pourront s’y exprimer, comment le collectif va s’organiser. En espérant que la magie opère, sachant que le tout trouvera sa forme dans un studio de mixage numérique. Des 20 heures de bandes est tiré le disque Sings reign rebuilder, distribué en Europe par le label britannique Fatcat records.

La grande force de l’enregistrement tient à son concept d’élaboration qui fait ressentir la présence du lieu, révélant la texture sonore qui le définit. On devine que les micros se sont baladés dans les escaliers, des objets sont déplacés, les murs, cognés. Il ne s’agit pas de construire les morceaux à partir de rythmes qui auraient été artificiellement produits avec des objets sur place. La maison semble avoir pris vie et habite chaque seconde du disque. Le plancher craque, les portes et lits de fer grincent. Le lieu devient musicien, il est immortalisé dans cet enregistrement, en cohérence avec les crédos poétique et politique des artistes : « Depuis 1878, cette maison a servi de foyer pour de très nombreux gens, animaux et fantômes. Vos bulldozers peuvent faire des allumettes de l’escalier branlant et arracher les lattes du parquet, mais ils ne peuvent effacer l’enregistrement qui a été fait ici. » De même, la place à été laissée aux bruits de la rue (circulation automobile, sirènes de police, chants d’oiseaux). Les habituels documents sonores, quant à eux, ont été mixés en studio. Par ses textes et ses photos, l’emballage tente de donner un support visuel aux impressions sonores. Le livret a gagné en épaisseur mais conserve un flou général qui laisse travailler l’imagination, rendant compte des conditions de l’expérience que peut alors partager l’auditeur.



Telegraphs in negative/mouths trapped in static
(2003)
Bénéficiant d’un accueil favorable, l’expérience Set Fire To Flames sera renouvellée fin 2002, donnant lieu cette fois à un double CD. Dans les mêmes conditions d’enregistrement, ils installent cette fois leur groupe éléctrogène et leur 24-pistes à la campagne dans une batisse abandonnée (qu’ils comparent à une cathédrale). Les bruits de machines, d’électronique et de micros sont plus présents, au détriment des passages rythmiques et mélodiques. Le résultat donne un disque moins facile à l’écoute, la surprise est passée. L’exercice tourne à la démonstration scientifique du vieil axiome : les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.





Toutes ces expériences ont réellement éloigné le groupe nommé Godspeed des studios et il faudra attendre 2010 pour que paraisse un nouveau disque : Allelujah ! Don't Bend ! Ascend ! Cet enregistrement est certainement leur moins accessible à ce jour, faisant la part belle aux expérimentations sonores, au détriment des séductions rythmiques ou mélodiques. L'auditeur est invité à subir une forme de transe bruitiste et à rester plongé dans un climat particulièrement oppressant. Mais les risques pris par ces Canadiens continuent à en faire un des groupes les plus passionnants à suivre aujourd’hui. Je n'ai pas encore posé d'oreilles sur leur cinquième album sorti cette année Asunder, Sweet And Other Distress’. 






1. comme GYBE!, Sigur Rós joue en s’immergeant dans un environnement précis. Leur album () a été enregistré dans le bassin vide d’une piscine.
2. traduction tirée de La Bible, Editions Bayard/Mediaspaul, Paris/Montréal, 2001
3. ainsi défini sur le site du label Constellation.

17 juin 2015

La Malédiction Magritte

« Mais tu me diras, je pense, que ce qu'il fait n'a point de réalité ; et pourtant, d'une certaine manière, le peintre lui aussi fait un lit. Ou bien non ? »
Platon, La République, X




L’art de René Magritte (1898-1967) a ceci de singulier qu’il se plaît à dénoncer les conventions d’une tradition picturale — entendre : illusionniste — tout en œuvrant en son sein. Chez lui, l’œuvre fonctionne moins par ce qui est donné à voir que par ce qui est donné à penser. Elle réside dans cet entre-deux qui tend à faire oublier et le peintre et le sujet peint. « J’essaie toujours que la peinture ne se fasse pas remarquer, de façon à ce que le spectateur ne puisse distinguer autre chose que l’idée que le peintre a voulu exprimer », disait-il. Ses tableaux ne jouent pas sur l’émotion mais sur une forme d’indifférence visuelle, de sur-réalisme, générateur d’un décalage saisissant. 



René Magritte
La Malédiction, 1960
Huile sur toile, 33 x 41 cm
Collection particulière, Belgique


Mettant à mal toute une éducation du regard, il assume la condamnation platonicienne de l’image-leurre. La peinture n’est plus une fenêtre ouverte sur le monde mais un monde peint sur une fenêtre. Lorsque Magritte nous dit « ceci n’est pas une pipe », ce que c’est nous importe moins que ce que ce n’est pas. Ici, l’image n’a d'autre réalité qu’elle même : soit la réalité physique de la toile. 



« Ce que je peins est scandaleux par rapport à la pensée qui doit son confort à une habitude qui permet — par exemple — de ne pas voir ce que l’on regarde », déclarait-il à la fin de sa vie. Ses toiles ont toujours été des champs de bataille opposant la force de l’évidence à La Force de l’habitude (il intitulera ainsi une huile de 1960). La peinture n’est plus là pour l’édification morale ou le ravissement esthétique du spectateur mais pour lui réapprendre à voir, révéler l’arbitraire de ses réflexes associatifs. Si ces toiles s’imprègnent en nous à ce point c’est en grande partie par leur aspect figé, pétrifié dans le temps et par la profonde impression de silence qui s’en dégage. Chez Magritte, la durée est « poignardée. »



« Il fait un temps de Magritte », disait Max Ernst. On peut facilement réaliser l’inventaire des objets qui peuplent la planète de Magritte (planète dans le sens où son oeuvre s’attacherait à en établir la topographie) : voiles, grelots, chapeaux melons, oiseaux, bords de mer, pipes, pommes, roches, etc. Par la mise en collusion de ces objets familiers, désormais signes vides de contenu, Magritte transforme le banal en un insolite que, seuls, ces objets ne pouvaient susciter (procédé qui n’est pas sans rappeler les ready-mades de Duchamp). La récurrence quasi obsessionnelle des mêmes éléments en nombre limité favorise cette remise en cause des habitudes de perception visée par l'artiste. Ainsi en est-il de son ciel bleu : « en des lieux étrangers, divers, si peu appropriés, lui, toujours à l’aise, est là, inchangé, invariant, le même en tout tableau, en toute saison, en tout lieu — à jamais célèbre, devenu ciel universel... »1


Marcel Broodthaers

Malédiction de Magritte, 1966

Bois peint, verres à confiture, coton et peinture bleue, 78 x 62 x 32 cm

Broodthaers estate, Bruxelles


Une toile comme La Malédiction (1960) est en cela une des plus étonnantes qu’ait peintes Magritte. Connaissant le fonctionnement de ses œuvres, on se torture l’esprit pour voir ce qu’on imagine qu’il y a à voir dans ce ciel manifestement vide. On guette l’apparition du sphinx dissimulé par les voiles cotonneux. Ici comme ailleurs, le sens du tableau est moins dans la résolution de l’énigme que dans l’exercice mental qu’elle propose au spectateur. Marcel Broodthaers, compatriote de Magritte, en proposera un décryptage tout à fait iconoclaste en 1966. Le ciel ouvre sur un nouvel hermétisme. De même, si les paysages de Richter provoquent une émotion si puissante, n'est-ce pas parce qu'ils perdent le spectateur dans l'immensité de la toile pour l'amener à y découvrir une nouvelle forme d'abstraction, où le réalisme photographique se heurte à la réalité de l'illusion ? « L’image peinte est plus réelle que la photo parce que la peinture en soi possède un caractère d’objet puisqu’elle est manifestement faite à la main et fabriquée à partir d’un matériau palpable. »2

Dans l'exemple précis de La Malédiction de Magritte, on devine que le titre encourage le spectateur à de telles extrapolations. La malédiction, n'est-ce pas celle qui condamne notre regard à la quête sempiternelle d'un au-delà de la surface ? Duchamp plaidait autrefois pour une peinture qui ne soit pas une expérience exclusivement “rétinienne” : « elle doit intéresser aussi la matière grise, notre appétit de compréhension. » Voyager à travers l'œuvre de Magritte est une source de plaisir sans fin, analogue à ces livres d’illusions d’optiques ou de devinettes dont chaque page garde l’esprit du lecteur en éveil.



Gerhard Richer

Marine, 1975

Huile sur toile, 200 x 300 cm

Froehlich collection, Stuttgart

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1. Henri Michaux, En rêvant à partir de peintures énigmatiques (1972), Fata Morgana, Saint-Clément-la-Rivière, 1984
2. entretien de 1992 avec Doris von Drathen, in Gerhard Richter, Textes, Les Presses du réel, 2012.