31 août 2017

Le Cinéma de Peter Weir III. 1989-1998

Dead poets society (Le Cercle des poètes disparus), 1989
Voilà bien un titre qui mérite le qualificatif de "film générationnel". Succès critique et public aux proportions pas vraiment explicables, que tout le monde semblait avoir vu à l'époque, citant des répliques, parodiant des scènes, voire se faisant remaker à Bollywood (Mohabbatein). Un phénomène d'autant plus remarquable que la jeunesse française de 1989 s'est retrouvée en phase avec le propos d'un film qui prend place dans le cadre rétro de l'Amérique des 50's. Il marque aussi la consécration de Robin Williams, formidablement attachant et émouvant dans le rôle de ce professeur Keating, personnage parfois pas loin du stand-up comedian qui lui permet de pleinement développer sa palette de jeu. Face à son auditoire, adolescents fragiles dans une société corsetée, il agit comme un révélateur, bousculant les conventions pédagogiques et puisant dans la poésie comme dans le sport les ressources de la liberté et de l'émancipation. 

Après les jeunes filles de Picnic at Hanging rock, après River Phoenix dans Mosquito coast, Weir se montre une nouvelle fois à l'aise avec la direction de jeunes acteurs. On mettait à l'époque beaucoup d'espoir dans le devenir du casting. On recroisera encore Robert Sean Leonard dans le réjouissant Beaucoup de bruit pour rien de Kenneth Branagh, mais finalement seul Ethan Hawke est encore vraiment là aujourd'hui, même s'il a rarement eu les honneurs du premier rôle.

Enfin, si on attendait pas forcément Weir dans ce drame en velours côtelé, force est de constater que le réalisateur livre un produit impeccablement fini, manipulant efficacement les émotions du spectateur (indignation, tristesse, exaltation, etc.). Profitant du passage des saisons, la photographie de John Seale est somptueuse, et en plus des atmosphères composées par Maurice Jarre, Weir enrichit sa bande son de pièces de musique classique qui achèvent de rendre certaines scènes inoubliables (L'Hymne à la joie). Bref, voilà bien une œuvre emblématique du cinéma américain, qui basculait alors dans une nouvelle décennie, celle de la grande époque du studio Touchstone, filiale adulte de Disney qui produira encore le film suivant du cinéaste :




Green card, 1990
Après un tel triomphe commercial, Weir a sans doute eu Hollywood à ses pieds, et aurait pu en profiter pour faire aboutir des projets qui lui tenaient à cœur, lui dont on sait le goût pour les sujets risqués. Mais à défaut d'une carte blanche, son film suivant sera donc ce Green card, comédie romantique pépèrement tournée à New York et parfaitement inoffensive, qui n'a jamais suscité ma curiosité. Il en est pourtant pleinement l'auteur, mettant en scène son propre scénario.

J'imagine un divertissement taillé sur mesure pour ses deux superstars. Auréolée du succès de Sexe, mensonges & vidéo, Andie McDowell est alors sur la phase ascendante de sa carrière, et l'actrice va bientôt être incontournable dans ce registre (Un jour sans fin, Quatre mariages et un enterrement). Quant à Depardieu, son génie venait d'être coulé dans le marbre suite à Cyrano De Bergerac, et il tentait là l'aventure hollywoodienne, qui ne sera jamais bien concluante (en dehors de 1492, ça donnera en effet surtout des produits sans ambition comme L'Homme au masque de fer, Les 102 dalmatiens Wanted). 




Fearless (État second), 1993
Pas vu non plus... Le film semble être un peu être passé inaperçu à sa sortie, et durant cette décennie la carrière de Weir va connaître d'inexplicables difficultés. Il va lui falloir un peu de temps avant de retrouver les faveurs du public.

Fearless affichait pourtant beau casting (Jeff Bridges, Isabella Rossellini, Benicio Del Toro, John Turturro), et  proposait un sujet intriguant puisqu'il y est question du retour à la vie d'un rescapé, thème que Weir semblait tout à fait approprié pour traiter, capable qu'il est d'y porter un regard poétique et ouvert au mysticisme.











The Truman show, 1998
C'était l'époque où Andrew Niccol était encore inspiré (je n'ai rien vu de bon sortir de lui passé Gattaca), signant ici un scénario malin mais pas idiot, intelligemment géré dans sa progression,  qui ne perd pas de temps dans son exposition et fait démarrer l'action à l'instant précis où la mécanique se détraque. Tout le film expose en quelque sorte une vision de la condition humaine qui se définirait par le besoin inné de s'émanciper, et de préférer à un idéal factice son libre-arbitre. On aura beau tenter de verrouiller de toutes part le cocon, il finira fatalement par se fissurer, de lui-même, et éventuellement aidé par nos propres coups de boutoir. Le film est aussi une critique de cette american way of life idéalisée et figée à jamais dans les fifties, celle où la réussite sociale va de pair avec l'avénement des médias. Weir doit faire preuve d'inventivité pour assurer ce concept d'un monde quadrillé de caméras, d'un regard omniscient. Ça passe par une multiplication d'angles, un jeu avec les amorces en premier plan, pour suggérer que les caméras sont partout, jusque dans un taille-crayon. Et ça donne une vitalité assez inédite à son cinéma, sans pour autant en abuser, nuire à la lisibilité ou paraître gadget. Le but étant précisément de montrer la mise en scène, de nous rendre critiques dans notre propre lecture des images. 

Assurément caustique mais sans tomber dans la bouffonerie, The Truman show a l'intelligence de ne pas dilapider son propos, et de rester constamment distrayant et bien rythmé. On s'amuse vraiment de toutes les implications pratiques de ce monde artificiel, des décors qui s'arrêtent à leur façade, des figurants qui paniquent quand il faut improviser, des trouvailles pour contrer les élans naturels du protagoniste (la décoration de l'agence de voyage). Le talent de Weir est de parvenir par dessus ça à faire partager au spectateur exactement les mêmes espoirs et émotions que les spectateurs du show dans le film. Eux comme nous, ressentons la même tendresse pour le héros, au premier degré, sans cynisme. Le choc, éventuellement salutaire, se produira dans les toutes dernières secondes avec cette dernière réplique géniale des deux spectateurs qui, malgré le climax, basculent dans l'ennui et le besoin de zapper dès que le robinet à images s'arrête. Sans doute visionnaire, le film n'a à mes yeux en rien vieilli puisqu'on n'a pas particulièrement évolué de ce point de vue là, et que ce qu'il décrit a encore toute les chances de se produire. C'est un sujet qui travaillait apparemment pas mal Hollywood à l'époque puisqu'au même moment sortaient EdTV et Pleasantville, qu'on peut considérer comme des variations sur le même thème.

Portant clairement le film sur ses épaules, chargé de lui imposer son rythme et ses brusques accélérations, Jim Carrey réussissait là son accession à des rôles dramatiques. Weir peut bénéficier aussi bien de son registre excessif, lorsqu'il joue le rôle qu'on attend de lui, et de sa sensibilité lorsqu'il se laisse aller à écouter son cœur. Devenu l'un des acteurs hollywoodiens les plus bankables après ses comédies cartoonesques et le succès de The Mask, Carrey poursuivra sur cette trajectoire qui culminera avec les géniaux Man on the moon et Eternal sunshine of the spotless mind. Dans le rôle du père créateur, Ed Harris en impose une nouvelle fois, faisant passer dans son regard une richesse d'intentions qui le rendent vraiment émouvant, personnage finalement plein d'amour et demeurant pourtant solitaire et à distance de sa création. Et, preuve là encore de la profondeur du propos, il n'a sans doute pas tout à fait tort en disant que le monde réel est peut-être tout autant fait de mensonges que celui artificiel qu'il s'efforce au moins de maîtriser. Son dernier échange où il voit sa créature, son fils, lui échapper est assez touchant, très finement mis en scène dans la façon de positionner les deux personnages. Et puis on notera l'emploi réussi des morceaux de Philip Glass, qui trouvent une belle harmonie avec cet environnement où froideur et chaleur se conjuguent.




DOSSIER PETER WEIR :

28 août 2017

Le Cinéma de Peter Weir II. 1982-1986

The Year of living dangerously (L'Année de tous les dangers), 1982
Après Gallipoli, Weir prolonge sa collaboration avec Gibson, le prodige du cinéma australien désormais aux portes d'Hollywood. Le résultat est un film intéressant parce que, une nouvelle fois, très déstabilisant. Par son contexte et ses personnages, je pensais qu'il s'inscrivait dans cette veine du film politique à grand spectacle, assez en vogue au cours des 80's (La Déchirure, Good morning Vietnam, Under fire, Salvador...). De plutôt bons films, d'ailleurs, courageux parce qu'ancrés dans des événements authentiques, qui dénonçaient notamment l'ingérence américaine à travers la figure-passerelle du reporter. Ici, l'arrière-plan politique est évidemment au cœur du drame que vivent les personnages, mais le cinéaste semble davantage intéressé par leur parcours intime. La fièvre qui les gagne est en effet d'ordre existentiel, la guerre servira plutôt à intensifier leurs sentiments, et il n'y aura aucun complot de la CIA à dévoiler.

Le récit prend ainsi les atours de la chronique, où les scènes semblent s'enchaîner sans véritable liant, montrant le jeune journaliste au travail, s'efforçant de trouver sa voix dans ses reportages, fréquentant ses collègues au bar de l'hôtel ou aux soirées de l'ambassadeur. Novice, il montre assez tôt son refus de suivre les protocoles, de jouer au patron comme le font les expatriés vis-à-vis des autochtones. Son statut est donc un peu nulle part, du moins dans l'entre-deux. On se demande même si, au-delà d'en rendre compte, le devenir du pays l'intéresse. Dans son interprétation, j'ai trouvé Gibson relativement absent, comme si lui-même ne savait pas exactement quoi jouer, quelle position défendre. Le film se déroule ainsi sur un rythme plutôt tranquille, sans chercher à rendre chaque situation signifiante, mais procédant plutôt par petites touches, travaillant son atmosphère jusqu'à ce que progressivement le protagoniste se dégrossise et porte son intérêt sur Sigourney Weaver. Ça devient alors une romance menacée par le temps. Et cette dimension romantique sera jusque dans la conclusion le véritable moteur de l'intrigue, Weir semblant donc réinvestir le genre de la fresque poétique à la David Lean, et ce n'est sans doute pas un hasard s'il embauche Maurice Jarre, qui va devenir pendant longtemps son compositeur attitré (même si, ici, sa partition est très discrète et que seul le thème électro de Vangelis se détache).

Si le film marque des points sur le spectateur, c'est surtout grâce à Linda Hunt et sa performance prodigieuse qui lui vaudra un Oscar mérité. Lumineuse, elle compose un personnage charismatique, troublant et fascinant. Impressionnant de voir tout ce qui passe dans son regard au cours d'une même scène. Son Billy prend véritablement en charge le récit dès le début du film, tel un marionnettiste qui espère diriger le destin de ceux qui l'entourent. C'est un personnage presque fantastique, caméléon qui a ses entrées partout (politiques, journalistes, population des bas-fonds). Mais un personnage aussi extrêmement fragile, dont l'assurance n'était que façade. Finalement, en faisant voyager le film dans ma mémoire, ce seront clairement son visage et son parcours qui me reviendront, davantage que les déchirements du cœur de Gibson et Weaver.




Witness, 1985
Pas vraiment un polar, la partie enquête étant plutôt vite expédiée. Il s'agit avant tout de créer les conditions pour justifier qu'un personnage de flic citadin se retrouve contraint de vivre au pays des Amishs de Pennsylvanie, population autarcique et comme figée au XVIIIe siècle. Et c'est une nouvelle fois cette question de la confrontation que le cinéaste va explorer tranquillement, confrontation entre deux environnements, entre deux modes de vie. Ce sera d'abord la brutale plongée d'une veuve et son gamin dans la cité du péché, de la violence et des couples illégitimes — et après Blow out, il ne fait décidément pas bon fréquenter les toilettes de la gare centrale de Philadelphie. Et même si ça repose sur quelques facilités, Weir et ses scénaristes se débrouillent plutôt bien pour nous convaincre que Ford n'a pas d'autre choix que de se planquer chez les Amishs. Les événements s'enchaînent bien, on ressent le danger et cette sensation de toile qui se ressert autour de lui. Le cinéaste va ensuite pouvoir ralentir le tempo, montrer la convalescence d'un homme et le réveil des sentiments d'une femme. Les paysages sont beaux, la lumière aussi, et l'on assiste plutôt charmé à ces moments de séduction pudique et réciproque. 

Weir semble avoir à cœur de filmer ses Amishs dignement, sans céder à la facilité de la caricature ou du pittoresque comique. Et c'est sans doute lorsqu'il nous fait oublier l'arrière-plan convenu du polar qu'il se révèle le plus inspiré, en particulier lors de cette jolie séquence de la construction de la grange, qui prend des allures de rituel auquel on assiste fasciné, chaque individu trouvant naturellement sa place dans la communauté au travail (Ford retrouvant les gestes du menuisier qu'il a lui-même été avant que sa carrière démarre). Et si ça marche aussi bien, c'est grâce au thème majestueux de Maurice Jarre, dont j'adore la belle progression. Cette scène ne repose en rien sur la mécanique du récit, et pourtant on s'y sent bien. Et c'est tout à l'honneur du metteur en scène que d'être parvenu à impliquer à ce point son spectateur dans l'atmosphère chaleureuse qu'il cherche à mettre en valeur. Lorsqu'arrive le dernier acte, logique, le récit gagne en tension et c'est plutôt efficace. Malheureusement, on a I'impression qu'au bout d'un moment le réalisateur ne sait plus trop quoi faire de ses personnages, et la résolution du climax est plutôt décevante. C'est heureusement rattrapé par une conclusion très belle, qui nous épargne les artifices du happy end hollywoodien.

Côté casting, c'est impeccable. On sent Ford très investi et soucieux de paraître toujours juste, avec un jeu tout en retenue. Revoir ce film aujourd'hui c'est aussi s'interroger sur le pourquoi de la disparition de Kelly McGillis, qui est ici absolument sublime. J'ai l'impression qu'en dehors de ce rôle et de celui, évidemment bien moins intéressant, qu'elle jouera dans Top gun, elle n'a pas eu la carrière qu'elle méritait, rejoignant sans doute d'autres actrices américaines qui ont eu une trop brève heure de gloire dans les 80's. Je retiens également la prestation remarquable et attachante d'Alexander Godunov, que Weir et ses scénaristes ont l'intelligence de ne pas caractériser comme un méchant de cinéma (jouant le rival amoureux, j'étais persuadé qu'il était destiné à trahir, sans doute influencé par l'image de vilain qu'il conserve à mes yeux depuis Die hard). Je n'avais jamais réalisé que c'est Lukas Haas qui joue le gamin dont le visage est devenu emblématique du film (pour moi il reste l'éternel ado de Mars attacks !, Breakfast of champions et Tout le monde dit I love you). Danny Glover est celui qui s'en sort peut-être le moins, avec un rôle sans épaisseur et à peine dialogué. Enfin, petit plaisir de découvrir au milieu des Amishs le visage juvénile d'un Viggo Mortensen qui attire déjà la lumière.




The Mosquito coast, 1986
Encore un film courageux à mettre au palmarès de ce cinéaste aventurier, tourné comme toujours loin des studios, sur un terrain peu confortable dans la forêt tropical du Belize. S'appuyant sur un scénario troublant de Paul Schrader, le cinéaste portait ce projet depuis longtemps, et sa fructueuse association avec Ford a permis de lancer la production sans trop avoir de bâtons dans les roues. J'aime quand un réalisateur s'accapare ainsi une thématique qui l'inspire et l'exploite de film en film. Weir semble une nouvelle fois avoir trouvé un sujet idéal pour nous montrer un homme qui tente de reconstituer le lien cosmique qui l'unit à la Nature et que la société moderne lui a fait perdre. Par une suite d'épisodes tous très judicieux, le réalisateur va nous interroger sur la vanité d'une telle quête, sur le dangereux abandon qu'elle exige. C'est typiquement le genre de récit que j'aime et qui me fascine. Weir, Boorman, Herzog... même combat.

Dans le rôle de ce personnage habité et bientôt consumé par ses obsessions, la superstar Harrison Ford est franchement méconnaissable et il obtient tout mon respect pour avoir accepté et soutenu un film aussi peu glamour, qui ferait presque oublier qu'avant les années 90 il a eu une carrière intéressante voire courageuse. Et c'est même émouvant rétrospectivement de le voir partager l'affiche avec River Phoenix, qui incarnera peu de temps après son personnage d'Indy gamin dans La Dernière croisade. Les tribulations de sa petite famille sont racontées avec une justesse de ton vraiment touchante, évitant le spectaculaire factice de la seule aventure exotique. Malheureusement, là où Witness fut un succès public et critique, The Mosquito coast essuya d'injustes critiques, film rude voire déprimant. Pour ma part, je le considère comme une de ses plus belles réussites.



DOSSIER PETER WEIR :

25 août 2017

Le Cinéma de Peter Weir I. 1975-1981

Picnic at Hanging Rock (Picnic à Hanging Rock), 1975
J'ai eu le bonheur de découvrir le film en salle. Comme souvent, je m'en étais fait ma petite idée et croyais vraiment avoir droit pour l'essentiel à la contemplation fascinée et fascinante de jeunes filles fraîches et printanières, déambulant extatiques dans une campagne australienne sous filtres hamiltoniens. Or cet aspect, bien que présent, ne constitue vraiment que la première demi-heure du récit, après un générique qui distille déjà son charme (sourires exquis, fleurs et lettres d'amour échangées). Tout le reste ne sera qu'inquiétude, interrogations, malaise et terreur. Autant de moments troublants où surgissent parfois quelques précieuses trouées de grâce, qui nous font entrevoir à nouveau le semblant de paradis qui nous avait été offert au tout début.

Entre deux concertos de Beethoven, la musique de Bruce Smeaton soutient merveilleusement la mise en scène de Weir qui, sur certaines scènes, certains plans, certains raccords et surimpressions, rend palpable de façon sublime le lien cosmique qui unit les êtres à la Nature, mais aussi les êtres entre eux. Rien n'est dit, le mystère demeure, et pourtant ça m'a parlé. Le neveu du colonel, Albert son domestique, sont des personnages eux-mêmes très réussis et qui deviennent vite attachants, jamais moqués dans la confrontation des manières qui pourraient les opposer. Et puis, sans jamais que ça apparaisse lourd ou artificiellement plaqué, le réalisateur fait également passer une impitoyable critique de l'institution, avec ce pensionnat qui, au fond, en surprotégeant les jeunes filles, ne fait que les perdre, et est loin de les préparer à affronter la vie et la société. Lorsque cette cruelle réalité se révèle, on a un peu envie de faire comme ces pensionnaires et de s'enfuir dans le rêve.




The Last wave (La Dernière vague), 1977
Une ouverture magistrale, aux images d'une poésie forte et incroyable. En fait, j'ai adoré le démarrage du film et cette thématique, qui personnellement me touche beaucoup, de l'homme condamné à la passivité face au spectacle de la Nature toute-puissante, clairement un des thèmes majeurs du cinéaste. Richard Chamberlain est vraiment parfait, apportant beaucoup de douceur à son interprétation, ce qui rend encore plus fascinant le parcours de son personnage. J'ai malheureusement trouvé que sur la fin, le récit devenait un peu trop lâche, ce qui fait que je me suis un peu détaché de l'histoire. 

À côté des notations historiques sur la place des Aborigènes dans la société australienne, l'enquête elle-même ne laissait pas trop de doute pour le spectateur, on en devine assez vite la conclusion, et c'est comme si Weir hésitait à aller à fond dans la brêche fantastique qu'il a ouverte. Mais ça reste néanmoins un film assez unique, aux images souvent marquantes (la baraque sous la tempête, brutalement envahie par l'eau et la végétation).





Gallipoli, 1981
Fin 70's - début 80's, période charnière qui vit le cinéma australien connaître un rayonnement international. Les artisans ? George Miller et Peter Weir en premier lieu, ce dernier collaborant ici à son tour avec Mel Gibson, jeune chien fou promu nouvelle star grâce au fracassant Mad Max. Mettant en scène un drame de l'Histoire nationale, Weir fait preuve d'une ambition de dingue, visant la grande fresque mais sans jamais perdre de vue ses personnages, qu'il colle littéralement aux basques dès la fascinante ouverture qui fusionne magnifiquement les dimensions intime et épique. Il serait finalement presque dommage de catégoriser Gallipoli en film de guerre, un genre vers lequel je vais toujours à reculons, quand bien même il a son lot de réussites. Je me demande toujours ce qu'on peut bien vouloir en faire, tant sur le fond (la guerre c'est pas beau), que sur la forme (succession de lassants champs-contrechamps entre tireurs et corps qui tombent).

L'intelligence de Weir, c'est qu'il s'obstine à retarder au maximum l'échéance où il sera contraint de précipiter ses personnages dans le conflit, multipliant les épreuves auxquelles ils devront se soumettre avant de pouvoir l'atteindre. Il nous laisse ainsi le temps de nous familiariser avec eux, de capter encore un peu ces derniers feux de l'innocence d'une jeunesse qui va découvrir trop tard qu'elle est promise au sacrifice. Le film baigne dans une lumière solaire, sous laquelle s'animent des corps pleins de vitalité et des visages pleins de fraîcheur juvénile (le sourire incroyablement touchant de Mark Lee). Notamment grâce à son sens du paysage et à son utilisation de la musique, le regard du cinéaste offre un saisissant mélange de poésie et de réalisme, avec des scènes tantôt grouillantes de vie (le championnat de course à pied, les souks du Caire), tantôt en apesanteur (la traversée du lac, ce personnages au regard captivé par les pyramides, cette scène sous-marine où l'on défie la mort), et qui parviennent encore à dire beaucoup de chose sur la société australienne, son rapport aux Britishs. Et lorsqu'il n'est plus possible de reculer, les personnages se retrouveront littéralement plongés au cœur du champ de bataille, puisque même leur camp sur la plage n'est aucunement à l'abri des bombardements et des snipers. Vient alors le temps du massacre, à peine suspendu par une course vaine contre la mort. Gallipoli n'est finalement même pas le nom d'une bataille mais d'un canardage en règle, symbole ultime de l'absurdité de la guerre. Splendide chef-d'œuvre.



DOSSIER PETER WEIR :

23 août 2017

Le Cinéma de George Cukor V. 1954-1957

A star is born (Une étoile est née), 1954
Pour moi le sommet de la filmographie de Cukor (même s'il m'en reste encore un paquet à voir). Mélodrame flamboyant magnifié par l'emploi magistral du format Cinemascope et du Technicolor que Cukor exploitait ici véritablement pour la première fois sur l'intégralité d'un film (précédemment : une scène de The Women, et sa poignée de plans conservés pour Gone with the wind). Et il se montre aussi à l'aise dans les scènes musicales — très adroitement intégrées au récit — que dramatiques, avec un sens de la composition et un usage de la couleur extraordinaires. Le cinéaste reprend et parfait la trame de son What price Hollywood ?. Chaque élément esquissé dans le premier film se voit développer et donner l'ampleur qu'il mérite. D'où une longueur jugée démesurée qui entraînera un charcutage du film, dont le premier montage est irrémédiablement perdu.

En l'état, A star is born a beau être truffé de numéros musicaux euphorisants, c'est d'abord et avant tout une représentation assez impitoyable de l'industrie du spectacle, en particulier du studio system hollywoodien alors en vigueur, où les stars appartiennent corps et âme à leurs employeurs. Cukor nous fait passer derrière le rideau, et les coulisses qu'il révèle ne sont pas toujours glamour. Et si le film est à ce point bouleversant d'émotion, c'est parce qu'il a l'intelligence de ne pas oublier l'humain au sein de ce paysage crépusculaire. Le parcours de Vicky Lester n'est évidemment pas sans écho avec celui de Judy Garland elle-même, dont la vie privée a été constamment sous les feux parfois cruels des projecteurs. Quant à James Mason, c'est une nouvelle et inoubliable composition qu'il accroche à son palmarès, rendant palpable toute la fragilité de son personnage fissuré. Chef-d'œuvre.




Bhowani junction (La Croisée des destins), 1955
Dans la foulée d'A star is born, film déjà ambitieux, Cukor embarque Ava Gardner, Stewart Granger et toute son équipe pour tourner cette étonnante superproduction au Pakistan. Étonnante par sa façon de mélanger la grande et la petite histoire, traitant à la fois de façon très spectaculaire de la lutte pour l'indépendance de l'Inde (avec un peuple tiraillé entre lutte pacifique et action violente), et les désarrois d'une jeune femme mi-anglaise, mi-indienne, qui se cherche une identité. S'il est incontestable qu'Ava Gardner est sublimissime quand elle porte le sari, l'actrice est tout de même assez peu crédible en métisse, et les scènes s'attardant sur ses tourments ne sont pas toujours écrites avec finesse. On pourra même sourire du bizarre choix de caractérisation de son personnage : on nous dit que les métisses, péjorativement appelés "chee-chee", ont tendance à se mettre en rogne facilement, ce qui donne lieu à de régulières mais involontairement cocasses crises de nerfs de la Ava.

Loin de l'exotisme de pacotille des films hollywoodiens fabriqués en studio, l'authenticité naît de la façon qu'a Cukor d'inscrire ses stars au sein de plans grouillant de monde. On devine que la main-d'oeuvre locale était bon marché, permettant à la production de ne pas lésiner sur les embauches de figurants. La photographie de Freddie Young, toute en teintes terreuses, offre un spectacle somptueux. Généreux, le film propose une très grande variété de situations dramatiques, mixant romance, suspense, guerre et drame historique. On a parfois l'impression que Cukor refait un peu le Autant en emporte le vent dont il avait été privé, notamment lors de l'incroyable séquence de l'accident de train, où l'héroïne traverse la foule des blessés, entre les carcasses des wagons en feu. On pourra regretter une narration un peu lourde en voix off, tout le film étant en effet un long flashback raconté par Granger, sans que cette vision retrospective fasse vraiment gagner quelque chose au récit. Ce procédé lourdaud serait un ajout de la MGM contre la volonté du réalisateur, et Gardner se serait vue sucrer quelques scènes jugées trop chaudes. Bref, une tentative vraiment intéressante de proposer une atmosphère et un spectacle un peu hors des clous qui, malgré ses défauts, reste pas mal en mémoire.




Les Girls, 1957
Mettant à l'honneur les chansons de Cole Porter, Cukor signe là une farce franchement noire, une nouvelle fois située dans ce monde du spectacle qu'il a si souvent illustré, sans pour autant en faire un film sur le monde du spectacle. Le mensonge et ses petits arrangements avec la vérité sont vraiment au cœur du récit, construit de façon ludique en une suite de témoignages contradictoires à la RashomonC'est plein d'humour, très irrévérencieux et souvent sexy. Le film apparaît même étonnamment osé par rapport aux bonnes mœurs et aux conventions hollywoodiennes des fifties. Les filles multiplient les tenues affriolantes (les costumes de scène bien dénudés, les nuisettes à la maison), ça parle de coucheries, et la morale est loin d'être sauve quand la conclusion arrive. Et il serait vraiment absurde d'accuser Les Girls de misogynie, les hommes n'étant ici pas mieux lotis.

On s'amuse donc beaucoup, et il se trouve que j'ai été assez sensible au charme de Mitzi Gaynor, ici magnifiée. Du côté des séquences musicales, je retiens en particulier la géniale scène de danse dont le début parodie L'Equipée sauvage avec Brando. Une chorégraphie digne des plus grands numéros de Kelly, morceau de bravoure virevoltant et visuellement splendide. Réalisé avec une maestria ébouriffante en Scope et en Technicolor, le film prend évidemment sa pleine mesure projeté sur grand écran. Cukor a toujours aimé faire durer ses plans le temps d'une scène entière, choix parfois paresseux sauf qu'ici soutenu par de discrets mouvements de caméra qui composent au final une sorte de montage dans le plan, et témoignent au contraire de la présence à la barre d'un grand maître.



DOSSIER GEORGE CUKOR : 

16 août 2017

Deux livres d'auteurs disparus, Shepard & Saint Bris

Sam Shepard, Balades au paradis, 1996
Déjà gros respect pour le bonhomme à la base. S'il restera éternellement pour moi avant tout le magnifique Chuck Yeager de L'Étoffe des héros, j'ai toujours aimé croiser sa lumineuse présence d'acteur quel que soit le film auquel il acceptait de participer, du cinéma d'auteur exigeant (Paris, Texas) au blockbuster débile (Opération Espadon). 

De son œuvre littéraire et dramaturgique, j'ai fortement apprécié ce recueil de nouvelles, composées comme une suite de petits instants de rien du tout qui semblent pourtant contenir toute la profondeur d'une existence. Les textes vont de quelques paragraphes à quelques dizaines de pages, et s'achèvent rarement sur une vraie conclusion, laissant le soin au lecteur d'en tirer éventuellement une morale. Ou pas. J'adore ce type d'écriture anti-explicite au possible, entre Salinger et Paul Bowles. Certaines nouvelles se font écho et l'ensemble façonne en quelque sorte une vision de l'Amérique profonde, entre mythe et vérité oubliée. Et la figure de l'auteur lui-même n'est jamais bien loin, notamment dans toute une série où il évoque le tournage rocambolesque au Mexique de The Voyager, que Shepard tourna sous la direction de Volker Schlöndorff en 1990.




Gonzague Saint Bris, Les Vieillards de Brighton,  2002
Sujet assez étonnant, pour un livre en fin de compte d'une préciosité rare. Récompensé du prix Interallié, Les Vieillards de Brighton raconte les quelques mois que passe Arthur, âgé de moins de 10 ans, dans un hospice anglais pour retraités vers le début des années 50. Ce contexte, pas très éloigné de L'Étrange histoire de Benjamin Button, pourrait légitimement rebuter le lecteur, d'autant plus que Saint Bris refuse toute progression dans son récit. Mais passées quelques dizaines de pages, les portraits de ces vieillards commence à devenir à la fois cru et émouvant. Le style est d'une précision admirable, ne craignant pas de décrire à la fois la décrépitude, les désillusions, les misères du passé et du présent, mais aussi les rêves glorieux, les amours enchantés de la jeunesse. Projeté bien avant l'heure dans ce monde qui n'est pas le sien, Arthur — dans lequel on pourra sans trop de peine projeter la figure de l'auteur — va ainsi commencer sa vie à rebours, découvrant la vieillesse avant de se voir offrir l'opportunité de vivre son enfance.

Rien d'académique dans ce livre étonnant, audacieux par son sujet et vraiment beau dans sa forme, et qui suscite au fur et à mesure un véritable bonheur de lecture. On pourrait s'arrêter sur chaque phrase tant elle est ciselée, pleine de vérité et d'émotion. Je n'ai lu aucun autre ouvrage de Saint Bris, mais assurément cet homme s'affirme ici comme un poète.

10 août 2017

Histoire permanente du cinéma français 1998-2002

Versailles-chantiers, Bruno Podalydès, 1998
En 1998, j'étais sorti absolument emballé de la projection de Dieu seul me voit, premier long-métrage de Bruno Podalydès, qui y prolongeait brillamment l'univers de ses courts. Aujourd'hui encore, je continue à associer ce titre avec ma découverte enthousiaste du cinéma de Desplechin (La Sentinelle), Durringer (J'irai au paradis car l'enfer est ici) ou Assayas (voir ci-dessous). Je ne l'avais jamais revu depuis, et Podalydès ne m'avait par la suite pas trop convaincu avec son adaptation de Gustave Leroux (Le Mystère de la chambre jaune), et j'avais laissé passer Bancs publics, censé clore cette trilogie des gares entamée par le chouette Versailles-rive gauche. Par la suite, Adieu Berthe m'a enthousiasmé, et Comme un avion, inexplicablement charmé. C'est donc une belle occasion qui m'a été donnée de replonger, avec cette version de Dieu seul me voit qualifiée avec beaucoup d'autodérision d' « interminable », soit un découpage en 6 épisodes de 50' assemblé en 2007. Il était d'ailleurs impensable d'imaginer à l'époque qu'un tel métrage avait pu être emmagasiné.

J'avais conservé le souvenir de pas mal de scènes, et j'ai retrouvé intact le plaisir de partager les aventures désopilantes d'Albert Jeanjean, individu qui tente désespérément de construire sa personnalité sur celle des autres — au point où l'on s'interroge parfois sur sa santé mentale — tout en étant capable de reconnaître lucidement ses propres errements. C'est drôle, imprévisible et absolument charmant. Le Doisnel de Truffaut n'est pas loin, par cette façon délicieuse d'observer le héros dans sa quête amoureuse sans occulter les dimensions sociale et professionnelle dans lesquelles il navigue. Et puis il y a presque déjà un côté nostalgique dans ce film de la fin des années 90, où l'on vivait sans portable, le répondeur téléphonique devenant un accessoire emblématique.

C'est un mélange de gags irrésistibles (l'interview du maire de Montgiscard, l'échange de bagnole à la sortie du théâtre), et de discussions intimistes qui prennent le temps de se développer. La caméra de Bruno capte le plus souvent en plans séquences des dialogues bluffants d'intelligence, et si l'on peut parfois ressentir une impression d'improvisation, on se rend compte que le scénario reste très écrit dans son déroulement, puisque tous les éléments conviés finissent par jouer leur rôle, l'action du film étant circonscrite sur une semaine d'entre-deux tours d'élections. La mise en scène est très soignée, de même que la photo. Il y a notamment une très belle façon de filmer la ville la nuit (Versailles, Toulouse, Paris). Et puis ce casting aux petits oignons qui rend délectable l'intervention du moindre personnage (Michel Villermoz, Jean-Noël Brouté). La complicité des deux frères est au diapason, chacun rendant véritablement service au talent de l'autre, et le film est presque une bande démo pour vanter la virtuosité de Denis

Les deux premiers épisodes m'ont semblé les plus réussis : découverte des personnages, loufoquerie des situations et des dialogues, ça bouge un peu. Par la suite, Podalydès doit mener son histoire et relier un peu les différents fils, et c'est peut-être un peu moins rythmé. Je me souviens que déjà dans la version cinéma toute la dernière partie avait une énergie différente, presque déstabilisante. Le tempo ralentit, bascule sur un autre timing, et l'interprétation si bizarre de Balibar crée un décalage qui m'avait un peu agacé. Mais en fait ça colle bien à son personnage inexplicablement et malgré tout séducteur. Et surtout c'est à l'image de l'ensemble du film qui reste d'une liberté jubilatoire.




Demonlover, Olivier Assayas, 2002
Autre cinéaste qui a beaucoup compté pour moi dans les 90's, donc, et que j'ai un peu perdu de vue. Grand amateur de films sur le cinéma, je faisais pas mal tourner la VHS de son brillant Irma Vep (un peu sa Nuit américaine) et considérais son Fin août, début septembre comme un des rares exemples de film choral français réussi. Jouant sur un registre plus cérébral, presque théorique, Demonlover m'a décontenancé, et même déplu. Les acteurs sont pourtant tous très bons, jusqu'aux troisièmes rôles (Jean-Baptiste Malatarte, Dominique Reymond). Les images sont souvent belles, la mise en scène très maîtrisée, et les choix musicaux plutôt à mon goût, comme souvent chez le cinéaste, avec une bande son notamment signée Sonic youth. Le même style était déjà à l'œuvre sur Clean, avec moins d'élégance cependant (le sujet le voulait, c'est vrai).

Mais tous ces efforts formels n'ont pas suffi pour dissimuler les facilités d'un scénario en forme de jeu à moitié assumé avec les clichés du cinéma d'espionnage. Le film se retrouve un peu avec le cul entre trois chaises, n'ayant finalement pas grand chose à raconter, infusant pleins d'ingrédients (multinationale de la communication tentaculaire, culture japonaise) en espérant que leur simple citation suffira à faire sens. On devine les influences mal digérées du Cronenberg de Videodrome, du Wim Wenders de Jusqu'au bout du monde, voire du Ferrara de New rose hôtel

En tant que spectateur, j'avais l'impression qu'on me dérobait les unes après les autres les portes d'accès au film. Zéro émotion, zéro suspense. Il y a bien de belles scènes, mais dès que quelque chose semble démarrer, Assayas ruine ses effets en devenant opaque ou complexe. Les réactions des personnages nous échappent, celui incarné par Connie Nielsen échouant à servir de guideL'abandon de toute logique aurait pu me séduire s'il avait été assumé totalement pour aboutir à un spectacle purement sensoriel et trippant. Le film s'achève de plus sur un épilogue aussi laid que raté, bien lourdement symbolique. Traitant du rapport à l'image tel qu'imposé par les nouvelles technologies, Demonlover était peut-être trop en avance sur son temps, et il est vrai que rien ne se démode davantage que les films qui s'efforcent de traiter des risques futurs de ce qu'on appelait encore les nouvelles technologies (le film se veut bien plus en prise avec le contemporain que véritablement prémonitoire). Il serait intéressant de savoir ce que le réalisateur en pense aujourd'hui. Finalement, les seuls passages où j'étais un peu jouasse auront été les génériques d'ouverture et de fin, avec les excellents morceaux de Neu ! et Silver mount zion.